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mercredi 22 janvier 2014

Le nœud de l'aiguillette. Part IV

Le nœud de l'aiguillette. Part IV

La plupart des moyens par lesquels on croyait échapper à cette incantation étaient plus absurdes les uns que les autres.
Une méthode recommandée par des personnes habiles consistait à réciter à rebours un des versets du psaume Miserere, et à prononcer trois fois le nom et le surnom des deux nouveaux mariés, en formant un nœud la première fois, en le serrant un peu à la seconde et en le nouant tout à fais à la troisième. On pouvait aussi faire trois nœuds à une corde en disant: Ribal, Nobal, Zanarbi, lorsque le prêtre donne la bénédiction nuptiale.
Certains maris avaient imaginé, contre un si désagréable accident, de mettre du sel dans leur poche ou dans leur chaussure, en allant se marier; de passer sous le crucifix sans le saluer, au moment de la bénédiction nuptiale; ou d'uriner trois fois dans l'anneau conjugal, en disant: In nomine Patris; ou encore de faire acte de mari avant la célébration du mariage (1) .
Tous les moyens semblaient bons pour se soustraire à cette fâcheuse position conjugale. C'est pour cela qu'on frappait avec des bâtons la tête et la plante des pieds des mariés, pendant qu'ils étaient agenouillés sous le poêle: le remède pouvait être plus violent que le mal.
D'autres maris se contentaient de faire bénir deux ou trois anneaux et même jusqu'à cinq, destinés tous ensemble au doigt annulaire de l'épousée; ou bien ils recommandaient à celle-ci de laisser tomber l'anneau, quand on le lui présenterait; ou encore, ils faisaient célébrer les épousailles en cachette, la nuit, dans quelque chapelle basse et fermée, de sorte qu'il n'y avait à la bénédiction nuptiale que des assistants exempts de tout soupçon.
Ce qui paraîtra incroyable, c'est que des hommes tels que Paracelse et Ambroise Paré aient ajouté foi à de pareilles billevesées. Passe pour Paracelse, mais Paré (2), ce chirurgien illustre entre tous! Il est vrai qu'il n'en fut pas de plus crédule.
"Il ne faut pas douter, écrit l'excellent Ambroise, qu'il y ait des sorciers qui nouent l'aiguillette à l'heure des épousailles, pour empêcher l'habitation des mariés, desquels ils se veulent venger meschamment pour semer discorde, qui est vray métier et office du diable."
Delrio (3) , dans les Disquisitions magiques, observe que ce maléfice tombe plus souvent sur les hommes; qu'y ayant plus de sorcières que de sorciers, les hommes se ressentent, plutôt que les femmes, de la malice de ces magiciennes.
On peut, en effet, citer nombre de personnages historiques qui ont été maléficiés, et tous appartiennent au sexe laid.
Pierre le Cruel, roi de Castille et de Léon, est empêché, par les charmes de sa concubine, Maria Padilla, d'accomplir son mariage avec Blanche sa femme.
Ludovic Sforza empêche, par des sortilèges, son neveu, Louis Galeas, duc de Milan, de cohabiter conjugalement avec la duchesse Isabelle.
Jean, comte de Bohême, est frappé d'impuissance la nuit de ses noces, etc.
Au seizième siècle, le siècle de Rabelais et de Montaigne, les juges eux-mêmes croyaient ferme comme roc à toutes ces inepties, témoin l'histoire rapportée par Bodin et qui se passait en 1560.
Le juge criminel de Niort, sur la déclaration d'une nouvelle épousée, qui accusait sa voisine d'avoir lié son mari, avait fait mettre en prison cette enchanteresse, la menaçant de ne l'en faire sortir que si elle déliait ceux qu'elle avait noués. "Deux jours après, la prisonnière manda aux mariez qu'ils couchassent ensemble. Aussitôt, le juge, estant averty qu'ils estoient déliés, lascha la prisonnière (3)."
Cent ans plus tard, on parlait encore du nœud de l'aiguillette. "J'ai vu, écrit le docteur Dumont, en lisant un des nombreux mémoires qui racontent la vie privée du dix-septième siècle, que le fameux comte de Guiche, n'ayant pu faire honneur au rendez-vous que lui avait assigné la comtesse d'Olonne, en écrivait en ces termes à son ami M. de Vineuil:
"Je ne comprend pas une si extraordinaire faiblesse chez une partie par laquelle j'ai été jusqu'ici  une espèce de chancelier."
Le mot est piquant? Combien se vantent d'être des "chanceliers", qui ne sont que de "pauvres hères en amour"! comme disais je ne sais plus qui, Rabelais peut être.
René de la Bigotière, sieur de Perchambault, auteur des Commentaires sur la coutume de Bretagne et président aux enquêtes du parlement de cette province, dit en son livre, imprimé à Paris en 1702, qu'il a vu plusieurs fois développer des accusations de magie par-devant la Cour, mais sans y avoir jamais trouvé de fondement, "fors (excepté) qu'on a vu des misérables se vanter d'avoir l'art d'empescher la consommation du mariage pour s'attirer des presens et qui l'empeschoient en effet par l'impressiopn qu'ils faisoient sur l'imagination des personnes mariées." Le magistrat ajoute qu'il n'a puni ces sortes de gens qu'en les exposant publiquement avec l'inscription sur le front d'affronteur public (4).
Dulaure, qui écrivait au commencement du siècle dernier, assure qu'il existait encore, peu de temps avant la Révolution, dans le département de l'Allier, un fascinier, nommé Gabriel Roux, dit Damiens. Il était métayer au lieu du Petit-Cros, canton de Chambon, commune de Châtelet. Il fut tué, le 11 fructidor an X, par un meunier qui, marié depuis trois ans et ne pouvant avoir d'enfants, accusait Roux de l'avoir ensorcelé (5).
Il n'y a pas encore bien longtemps, écrivait le professeur Brissaud (6) il y a quelques années à peine, que le phimosis était attribué aux maléfices des noueurs d'aiguillettes. Ces sorciers "qui empeschent que l'homme n'a rendu son urine, ce qu'ils appellent cheviller", ont joué de touts temps un grand rôle dans l'histoire des superstitions.
Il va sans dire que, dans beaucoup de cas d'impuissance génitale, le phimosis n'est pour rien; mais il n'en est pas moins vrai que l'étymologie du mot phimosis (7) explique en grande partie la signification moderne d'aiguillettes nouées.

                                                                                                       Docteur Augustin Cabanés.


(1) P. Lacroix (Bibliophile Jacob), Croyances populaires au moyen âge.
(2) A. Paré, Chirurgie, l. XVIII, c. XLIII. que cestuy-cy, s'écrie Delrio, qui écrivait en 1598, de sorte qu'à peine oseroit-on en quelques endroits se marier en plein jour, de peur que quelques sorciers ne charment les mariez, ce qu'ils font en prononçant quelques mots...,  et nouant cependant quelque aiguillette avec laquelle ils pensaient nouer les conjoints pour tel temps qu-il leur plaist.
"Qu'ils ayent ceste puissance... il se prouve tant pas l'authorité des canons et commune opinion des théologiens que par les pratiques de l'Eglise, laquelle a coustume, après l'expérience vaine de trois ans et le serment de sept tesmoins, signé de leur main, de séparer ceux qui sont ainsi maléficiez." Les Controverses et recherches magiques de Martin del Rio, p. 414.
(3) Desmazes, Les pénalités anciennes, p. 132.
(4) Documents de criminologie rétrospective, par les docteurs Corre et Aubry; Lyon et Paris, 1895, p. 522.
(5) Dulaure, Des Divinités génératrices, édition Lisieux, p. 252.
(6) Hist. des expressions populaires relative à l'anatomie, etc. Paris, Chamerot, 1888.
(7) fimwsij, état d'une chose liée.

Les indiscrétions de l'Histoire, Docteur Augustin Cabanés, 1907.

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