De l'indigence volontaire.
L'intention de l'artiste n'est peut être pas aussi vivement et clairement rendue qu'il l'avait espéré: rien n'empêche de supposer à première vue que ces deux chambres appartiennent à deux familles différentes; il aurait fallu laisser voir tout au moins la porte de communication de manière à ce que le moindre doute fût impossible. De plus, le contraste entre la boutique et l'arrière boutique n'est pas un des plus saisissants parmi ceux qu'on ne connaît que trop bien à Paris.
Quoi qu'il en soit, on comprend aisément l'idée que M. Lorsay a voulu faire ressortir de cette étude vraie de mœurs parisiennes.
La boutique est élégante: cette petite fille, dont la mère est venue acheter des vases, pourrait, dans sa naïveté, envier le sort de la jeune marchande qui vit au milieu de si belles choses; mais, hélas! si la porte de l'arrière boutique s'ouvrait, elle sentirait son cœur se serrer devant ce tableau de misère.
Oui, c'est là, dans une espèce de galetas sans fenêtres, que la famille prend ses repas; c'est là que couchent le père, la mère, les jeunes enfants. L'air ne s'y renouvelle pas plus que la lumière du jour n'y pénètre. Tout y est pauvre et triste.
Est-ce qu'en effet ce marchand est dans un état si voisin de l'indigence? Probablement non: les commerçants, réduits par une nécessité rigoureuse à se loger, sous peine de dettes et de faillite, d'une manière si incommode et si malsaine, sont heureusement de rares exceptions. Trop souvent ce sont les habitudes d'une économie exagérée, un impatience extrême de retraite, ou une insouciance singulière pour le bien-être, le confort et l'hygiène, qui font que tout une famille se condamne, pendant une longue suite d'années, à une existence gênée, morne, presque sordide. Plaignons sincèrement ceux qui ont des motifs sérieux pour vivre si misérablement; mais qu'il soit permis d'adresser aux autres quelques réflexions.
Il n'est pas indifférent que la chambre que l'on habite le plus, et où se réunit ordinairement la famille, soit triste ou gaie, commode ou incommode, saine ou malsaine. Ce qu'on a incessamment sous les yeux est loin d'être sans influence sur les conditions morales de l'existence, et il n'est pas sage de dédaigner ce qu'un logement bien éclairé, bien aéré, meublé avec goût quoique avec simplicité, peut donner de chances de bonne humeur, d'entrain habituel, d'égalité de caractère et de santé. Dans une chambre où n'entre jamais un sourire du soleil, où la vue ne se repose sur aucun objet agréable, où tout semble gémir et murmurer ces mots: "Tu n'es qu'un pauvre homme!" il est presque impossible que l'on ait pas l'âme insensiblement envahie par une mélancolie énervante; on a une moindre idée de soi-même; on fléchit sous le sentiment d'une impuissance imaginaire; les ressorts de l'énergie se relâchent; on tarit au fond de son être les sources même du travail vaillant et allègre qui est le meilleur instrument du succès. En même temps, le corps, privé de l'air pur et de la vive lumière, dont les vertus hygiéniques sont beaucoup plus efficaces qu'on ne le croit communément, s'amollit, s'affaiblit, devient de plus en plus accessible à toutes les atteintes morbides.
Et les enfants! consultez les médecins; comment ces malheureux petits êtres, élevés dans des taudis semblables à celui que l'artiste met sous vos yeux, ne seraient-ils point pâles, rachitiques, nerveux, tour à tour mous et irritables, ennuyés de la vie intérieure, et avides à l'excès des distractions du dehors qui peuvent exposer le plus souvent leur moralité?
On ne se méprendra pas sur notre pensée. Nul ne blâme plus que nous l'amour vaniteux d'un luxe inutile, le sot désir de paraître plus qu'on est, le vice de la prodigalité, la recherche imprudente des jouissances prématurées de la fortune; ce sont là le plus ordinairement des causes de ruine dont les conséquences trop certaines peuvent servir d'excuse aux erreurs de l'indigence volontaire. Mais en ces choses, comme en presque toutes les autres, la vertu et la sagesse sont dans la mesure.
Magasin Pittoresque, 1870.
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