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jeudi 31 juillet 2014

Les bourgeois magnifiques.

Les bourgeois magnifiques.

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs;
Tout petit prince a des ambassadeurs;
Tout marquis veut avoir des pages;

a dit un immortel moqueur, notre Jean la Fontaine. Or, ce sont des bourgeois, ceux de qui nous voulons parler, et, ces bourgeois-là, ce n'est pas seulement comme des grands seigneurs, c'est comme des rois qu'ils bâtissent. A meilleur droit que ducs ou marquis, ils pourraient se passer la fantaisie d'avoir des pages, les pouvant mieux nourrir que quiconque parmi les plus titrés de la haute noblesse. Quant aux ambassadeurs, ces mêmes bourgeois ne se font pas faute d'en expédier aux quatre coins du monde sur leurs propres navires, chargés d'échantillons et armés en guerre. Commis-diplomate, conquérants au besoin, les employés ont pour mission d'imposer leur commerce d'amitié et de marchandises, et de s'établir en maîtres partout où ils n'auront pu se faire recevoir comme amis.
Y a-t-il justice à violenter les gens pour qu'ils nous accueillent favorablement chez eux, et pour qu'ils fassent, au rebours de leur sympathie, alliance avec nous? L'honnêteté publique n'admet pas que la question puisse être posée quand il s'agit de nations parvenues au même degré de civilisation; mais de peuple civilisé à peuple ignorant ou barbare, le contact, même forcé, finit toujours par profiter à l'humanité, pourvu, toutefois, que les intelligents, qui sont aussi les forts, n'empruntent pas aux barbares leurs procédés de domination.
Ces bourgeois qui, sur toutes les mers, font flotter le pavillon national à tous les souffles de la rose des vents, ne se contentent pas de traiter par ambassadeurs avec les puissants souverains d'Asie, les rois africains et les colonies américaines: beaucoup d'entre eux vont porter l'impulsion et l'autorité personnelle du maître dans leurs principautés, qu'ils nomment modestement des comptoirs, à Colombo, à Batavia, à Nagasaki, à la Côte d'Or ou dans le gouvernement de Surinam; et quand leurs vaisseaux les ramènent, avec leurs richesses amassées, au pays natal, il en est peu qui se refusent le luxe d'une habitation construite sur le modèle de la mosquée, de la pagode, du palais ou du temple qui les a le plus séduits durant leur séjour à l'étranger. De là cette série continue, le long d'une route et presque toujours au regard d'un canal, de constructions bizarres, charmantes, monumentales ou coquettes qui, dans un parcours de quelques milles seulement, fait voyager le promeneur aux points les plus opposés du globe. Il n'y manque rien que la part du ciel qui leur est propre, mais qui ne peut s'acheter, heureusement pour les pauvres peuples dont ce lambeau du ciel est leur seule richesse.
Curieuses et admirables au dehors, ces maisons de bourgeois sont, pour la plupart, splendides au dedans. Chez quelques uns, les riches tentures, les meubles en bois précieux, ne sont que le moindre ornement et ne font que préparer l'esprit à la surprise des merveilles de la nature, les fleurs de la serre, et des merveilles de l'art, les tableaux de la galerie.
Parfois, durant l'après dînée d'un beau jour d'été, on entend soudainement retentir dans le silence accoutumé des deux rives du canal le chant joyeux de la trompette. C'est un de ces bourgeois riverains qui promène ses invités en jonque chinoise, en gondole vénitienne. 


La fête commencée dans la somptueuse habitation, se continue sur le bateau de plaisance. A l'avant, fièrement campé près du mat pavoisé, se tient le nègre coiffé d'un turban; il jette au vent les éclats de la fanfare, tandis qu'à l'arrière, ainsi que sous l'élégante galerie couverte, les valets font sauter les bouchons et présentent leurs plateaux chargés de verres pleins aux convives du maître.
Ce serait un vain spectacle, bon seulement comme récréation passagère des yeux, celui de l'opulence des bourgeois magnifiques, si l'on n'y pouvait voir que la jouissance personnelle de l'or amassé; mais au-dessus et au-delà il faut considérer le mérites des vastes entreprises utiles, l'honneur des périls affrontés pour les accomplir, les découvertes que leur doivent les sciences, et les progrès qu'elles ont fait faire à la civilisation. L'humanité, d'ailleurs, ne perd rien au luxe des riches dont nous parlons; à ceux qui leur reprocheraient le goût ruineux des fleurs et des tableaux, ils peuvent opposer leurs fondations pieuses en faveur des pauvres et des malades.
On doit respect à la richesse qui, d'une main pleine, protège magnifiquement les arts, tandis que de l'autre elle sème avec une égale magnificence dans le champ de la charité.

Magasin Pittoresque, 1866.

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