Promenade sur les boulevards de Paris.
Nous avons publié en 1843 le fragment d'une gracieuse composition, due à l'un des plus élégants pinceaux du dernier siècle, celui de Saint-Aubin. Grâce à l'obligeance d'un amateur, riche en belle estampes qui représentent Paris aux différentes époques de son histoire depuis l'invention de la gravure, nous pouvons reproduire aujourd'hui l'oeuvre originale dans son ensemble; elle donne une idée exacte et complète de l'aspect que présentaient les boulevards, pavés depuis peu de temps et mis à la mode, comme nous l'avons dit, par l'établissement de Torré, les théâtre forains et le salon de Curtius.
Il n'est pas sans intérêt de comparer cet aspect d'une de nos plus belles promenades du dix-huitième siècle à celui que le boulevard offre de nos jours. La représentation fidèle d'un lieu public avec sa foule, ses costumes, ses décorations et ses monuments, est une révélation intéressante des mœurs du temps; ce sont les traits les plus visibles de la société saisis au passage, une sorte de portrait rapidement crayonné, dans lequel nous trouvons sa physionomie apparente.
Or ce qui frappe dans ces anciens boulevards de Paris au dernier siècle, c'est surtout l'air désoccupé des promeneurs, l'abondance de la soie, des dentelles, du velours, l'élégance des lignes, la légèreté des teintes, l'aspect fin et délicat de l'ensemble. On sent dans tout cela je ne sais quel souffle de fête. On cause, on se promène à petit pas, on prend, à l'ombre des arbres, quelque rafraîchissement; pas un passant pressé, pas une voiture que les chevaux emportent, pas un habit de travail au milieu de tous ces costumes endimanchées. Tout le monde est de loisir, et tout le monde y est évidemment accoutumé. A voir cette foule, on croirait Paris uniquement composé de gentilshommes qui mangent leurs fonds, ou de bourgeois qui vivent de leurs rentes.
C'est que le peuple est ailleurs. Alors encore la distinction des rangs entraînait celle des fréquentations. Séparés par les droits, il ne se confondaient point dans leurs plaisirs. Chaque promenade avait son public, facile à distinguer par le costume, et la veste de l'ouvrier ne froissait jamais l'habit du bourgeois ou du gentilhomme. Chaque classe formait un courant particulier qui avait son lit et ses rives. Le grand débordement de 1789 put seul les confondre et constituer cette unité d'habitudes, si bien passée dans nos mœurs que nous n'y prenons plus garde. Aujourd'hui, toutes les conditions et toutes les fortunes se coudoient sur cette promenade où les seuls heureux du siècle se donnaient autrefois rendez-vous; la blouse de l'ouvrier n'a plus honte de s'y montrer, et Paris y laisse passer des représentants de toutes ses pompes comme de toutes les misères.
Aussi, voyez comme cet air de gaieté oisive un peu frivole fait place au sérieux affairé; comme on marche plus vite; comme chacun court à son rendez-vous ou à son travail. A la grande différence du dernier siècle, le passant est la règle, le promeneur est l'exception. C'est que dans notre société nouvelle, où chacun ne succède point à la place de son père, mais doit en conquérir une par ses propres efforts, toutes les activités sont forcément surexcitées, et qu'il reste peu de loisirs au plus grand nombre.
Vers le soir seulement, les boulevards reprennent, sur quelques points, un air de fête; mais les femmes peu nombreuses, l'absence des brillantes toilettes, le mélange de toutes les classes, le mouvement tumultueux des voitures et des piétons sur la chaussée du milieu, donnent, même alors, à ces beaux quartiers, un aspect tout autre que celui reproduit par notre gravure, et caractérise visiblement la différence des deux époques.
Magasin Pittoresque, 1853.
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