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mardi 22 juillet 2014

Une visite aux Halles centrales.

Une visite aux Halles centrales.

En arrivant devant les Halles nouvelles nous avons voulu nous rappeler les Halles d'il y a quelques années. Il nous a semblé que nous étions dans un pays inconnu. Nous avons cherché en vain ce marché des Innocents, si tumultueux, si étrange et si pittoresque dans son désordre, avec sa population de marchands et d'acheteurs, avec sa fourmilière des vivants s'agitant à donner le vertige sur la fourmilière des morts. De vieux abris mal disposés, quelque bâtiments incommodes, des rues étroites, des maisons délabrées et insalubres, un périmètre irrégulier où, pendant quelques heures du jour, venaient affluer les petits marchands et les consommateurs, des voies publiques envahies par les détaillantes au préjudice de la circulation et des propriétés riveraines: tel est l'aspect que présentait, il y a deux ou trois ans à peine, le carreau des Halles, ce grand centre d'approvisionnement, d'où se répandait chaque jour par mille artères la subsistance de plus d'un million d'habitants.
Au milieu d'un concours si nombreux d'individus rassemblés sur des espaces insuffisants, et ayant, la plupart, des intérêts opposés, ce n'était qu'avec des ordonnances et des règlements de police sévères et restrictifs qu'on pouvait parvenir à éviter les encombrements et les dangers inséparables des arrivages de nuit, à exercer une surveillance active sur le poids et la qualité de la marchandise vendue, et à faire exécuter les mesures de nettoiement et de salubrité si impérieusement réclamées par un établissement de cette nature. Les Halles étaient donc un Paris à part dans le Paris de tous les temps, avec une physionomie originale et un peu sauvage, qui leur allait sans doute très-bien autrefois, mais qui contrastait trop avec nos mœurs actuelles pour ne pas tendre à s'effacer de jour en jour devant les progrès de la civilisation, comme les ténèbres devant les clartés du soleil. A époque nouvelle, besoins nouveaux; à besoins nouveaux, monuments nouveaux. Le marché des Innocents était un anachronisme.
On s'en plaignait déjà à la fin du dix-huitième siècle, témoin ce passage du Tableau de Paris de Mercier: "Les Halles de Paris sont malpropres, dégoûtantes; c'est un chaos où toutes les denrées sont entassées pèle-mêle; quelques hangars ne mettent pas les provisions des citoyens à l'abri des intempéries des saisons. Quand il pleut, l'eau des toits tombe ou dégoutte dans les paniers où sont les œufs, les légumes, les fruits, le beurre, etc. Les environs des Halles sont impraticables; les emplacements sont petits, resserrés, et les voitures menacent de vous écraser tandis que vous faites votre prix avec les paysans; les ruisseaux qui s'enflent entraînent quelquefois les fruits qu'ils ont apportés de la campagne, et l'on voit les poissons de mer qui nagent dans une eau sale et bourbeuse. Le bruit, le tumulte est si considérable qu'il faut une voix plus qu'humaine pour se faire entendre: la tour de Babel n'offrait pas une plus étrange confusion... Les poissonneries infectent. Les républiques de Grèce défendirent aux marchands de poissons de s'asseoir en vendant leur marchandise: la Grèce avait le dessein de faire manger le poisson frais et à bon marché. Les poissonnières de Paris ne vendent le poisson que quand il va se gâter. Elles tiennent le marché tant qu'elles veulent; il n'y a que le Parisien au monde pour manger ce qui révolte l'odorat; quand on lui en fait le reproche, il dit qu'on se sait que manger, et qu'il faut bien qu'il soupe. Il soupe, et, avec ce poisson à moitié pourri, il se rend malade."
Mercier écrivait cela avant 1789, alors que les Halles appartenaient généralement aux seigneurs, qui jouissaient de ce que l'on appelait les droits de hallage (abolis par la loi du 15-28 mars 1790) ; alors que l'on voyait encore, à côté du fameux pilori royal, la croix de pierre au pied de laquelle les débiteurs insolvables venaient faire publiquement leur cession de biens et recevoir le bonnet vert des mains du bourreau. Mais cet état de chose abusif et scandaleux devait en partie durer de longues années après la publication du Tableau de Paris, puisque, à proprement parler, il n'a cessé que le jour où l'on a posé la première pierre des Halles centrales, c'est à dire le 15 septembre 1851.
Cependant, comme il ne faut être injuste envers personne, nous devons constater ici que, longtemps avant cette dernière date, ce déplorable état de choses avait préoccupé deux hauts fonctionnaires chargés de veiller au bien-être et à la sûreté des habitants de Paris, le préfet de la Seine et le préfet de police: l'un et l'autre s'étaient concertés pour aviser aux moyens d'y remédier. Malheureusement, ils avaient reconnu que les améliorations partielles qu'on pourrait faire seraient sans efficacité, et, tout en faisant le possible, l'indispensable dans de petites proportions, on avait attendu pour faire davantage et mieux. Malheureusement aussi, l'apport des denrées de toute espèce sur le carreau des Halles devenant chaque jour plus considérable, par suite de la facilité et de la célérité des transports, de l'extrême division de la propriété, des nouveaux modes de culture mis en pratique dans un rayon assez étendu de la capitale, enfin par suite aussi des exigences d'une population dont le chiffre s'accroissait d'une manière rapide, les précautions de l'autorité menaçaient de devenir impuissantes et les améliorations insuffisantes dans un avenir très-prochain; il fallait se décider à nettoyer d'un seul coup ces écuries d'Augias, et à créer, sur une vaste échelle, un établissement tout nouveau. Le premier soin du préfet de la Seine fut de s'entourer d'une commission composé d'hommes pratiques et éclairés qui pussent lui prêter l'appui de leurs conseils et de leur expérience, et de rechercher avec lui les moyens de donner à cet utile établissement toute la grandeur dont il était susceptible, en ayant égard cependant aux combinaisons qui pourraient avoir pour objet de restreindre, autant que possible, la dépense. La commission se mit à l'oeuvre, des plans furent proposés, et, finalement, la reconstruction des Halles, aux lieux qu'elles occupaient depuis des siècles, fut résolue, et décrétée d'utilité publique, le 17 janvier 1847, par le roi Louis-Philippe.
Un établissement de cette nature ne pouvait sortir de terre du jour au lendemain. Il y eut des projets nombreux, des plans divers, des tâtonnements qui ralentirent l'opération. On passa d'un extrême à l'autre; les débitants de denrées n'avaient pas été abrités, ils le furent trop, et le premier pavillon que l'on édifia solennellement, le 15 septembre 1851, ressemblait à une forteresse. On se récria, et les études furent reprises par MM. Baltard, Horeau, Pigeory et quelques autres architectes distingués; celui de M. Baltard prévalut, et, le 12 août 1857, deux des dix pavillons indiqués sur ce plan étaient achevés. 



Le 11 juin 1858, à la suite d'un nouvel examen par une commission spéciale et d'une délibération du conseil municipal, le nombre des pavillons fut porté à douze, afin de réunir aux Halles centrales le marché à la volailles et la halle aux huîtres, qui n'avait point de place dans le projet.
De ces douze pavillons, sept seulement sont construits. Ils se composent de colonnes de fonte supportant des fermes en fer et une couverture en zinc. Ils s'élèvent au-dessus de caves destinées à servir de resserres et de magasins. Au dessous des caves elles-mêmes sont pratiquées des rues souterraines munies de trois cours de double rails destinés à devenir plus tard trois voies qui se relieront par le chemin de fer de ceinture avec les gares existantes autour de Paris. La ventilation de ces pavillons est établie à 2,50 m. au-dessus du sol, afin que les marchands et les acheteurs soient préservés de trop vifs courants d'air. 




Les boutiques sont au nombre de trois cent cinquante par pavillon. Les premières qui y ont été installées, le 26 octobre 1857, sont réservées au détail de la volaille qui se tenait à la Vallée, à celui de la volaille et de la viande cuite qui se tenait aux Prouvaires, à celui des oignons et des pommes de terre qui se tenait au marché du Légat, et à celui du beurre, des œufs, du pain et de la verdure, qui se tenait sous les abris de la rue Traînée: elles font partie des pavillons qui portent les numéros 11 et 12. La vente en gros et au détail du poisson a été installée, le 28 décembre 1857, dans le pavillon n° 9. La vente en gros des beurres, œufs et fromages, a commencé, le 25 janvier 1858, dans le pavillon n°10; la vente au détail des fruits, légumes et verdure, le 18 octobre 1858, dans le pavillon n° 7 et la moitié du pavillon n° 8; la vente au détail des viandes, le 8 octobre 1860, dans la moitié du pavillon n° 3, qui fait partie de la série des pavillons que l'on construit en ce moment à gauche de la rue des Prouvaires; l'autre moitié est destinée à la criée en gros de la viande, qui a lieu actuellement dans le pavillon en pierre. Puis viendra l'installation des autres marchés particuliers dans les pavillons n° 6, 5, 4, 2, 1, qui restent à construire.
Tel est et tel sera le palais populaire, l'immense réservoir chargé de recueillir et de distribuer le flot incessant de l'approvisionnement de Paris. Nous sommes loin des échoppes en plein vent de l'ancien carreau des Halles, et l'on peut affirmer, sans optimisme, qu'on verra bientôt disparaître tous les abus signalés par Sébastien Mercier.
Les "dames de la halle", qui jusqu'ici n'avaient jamais pu ou voulu se soumettre entièrement à l'ordonnance du 22 août 1738, leur défendant d'injurier ni de maltraiter les acheteurs sous peine de cent livres d'amende et de la prison, les dames de la halle elles-mêmes se sont transformées en débitantes tranquilles, en graves commerçantes, et si, quelquefois encore, elles campent leurs poings sur leurs hanches pour obéir à la tradition, elles se gardent soigneusement de proférer des mots empruntés à l'argot et au vieux gof du marché des Innocents.
De l'aube au crépuscule, c'est un va-et-vient continuel sous les arceaux gigantesques des Halles centrales, et, avec la foule, circule aussi l'air nécessaire à la purification d'une atmosphère saturée d'exhalaisons végétales et animales. Il est intéressant ce parcourir ces carreaux spacieux, auxquels on arrive par de larges voies, et d'examiner tous les détails de la vente et de l'achat qui s'y font avec un ordre et une régularité inconnus aux marchés d'autrefois. Le duc de Beaufort y recruterait difficilement des partisans s'il revenait par hasard parmi nous, et nous doutons fort qu'il reçût une seconde fois le nom de Roi des Halles qu'on lui avait donné en 1651, pour le dédommager probablement de l'absence d'une autre couronne à laquelle il croyait avoir droit comme petit-fils de Henri IV. Et cependant, comme nous venons de le dire, les Halles centrales sont le lieu de Paris où le mouvement est le plus actif et le plus continu. Dès minuit, les paysans des environs y affluent avec leurs charrettes, maraîchers, maréyeux, beurriers, verduriers, etc. , et les acheteurs s'y succèdent toute la journée sans interruption jusqu'au soir.
On avait vendu, en 1856, aux Halles de Paris, 8.785.320 kilogrammes de marée; 908.212 kilogrammes de poisson d'eau douce; 17.602.221 kilogrammes de beurre; 8.608.671 œufs. On évalue à une somme d'au moins 40.000.000 de francs la valeurs des fruits et légumes qui, dans le cours de la même année, avaient été apportés au carreau des Halles pour être débités ensuite par des fruitiers, voituriers et marchands des quatre saisons. En 1858, la ville de Paris à consommé 1.456.145 hectolitres de vins en cercle, 12.367 en bouteilles, 80.470 hectolitres d'alcool, 20.878 hectolitres de cidre, 28.136.473 kilogrammes de viande de toute espèce: de bœufs, vaches, veaux, moutons et porcs; pour 9.222.820 francs de marée; pour 2.053.072 francs d'huîtres; pour 1.078.154 de poisson d'eau douce; pour 18.315.708 francs de volailles et de gibier; pour 19.328.785 francs de beurre; pour 6.641.744 francs d’œufs, et pour 600.000 francs d'escargots. Nous somme loin, comme on voit, des "dix et sept mille neuf cens treize vaches de Pautillé et de Bréhémond" nécessaires pour "l'alaictement" du grand Gargantua, c'est à dire de l'alimentation de Paris au temps de François 1er.

Magasin Pittoresque, 1862.

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