Translate

lundi 21 juillet 2014

Ludovic Halévy.

Ludovic Halévy.


M. Ludovic Halévy a cinquante-cinq ans: il est né à Paris en 1834. Fils d'un auteur dramatique très connu, neveu du célèbre compositeur, à qui l'on doit La Juive, il fit, au sortir du lycée, partie de l'administration publique, et fut tour à tour employé de ministère et rédacteur au Corps législatif. Il se consacra ensuite exclusivement à la littérature. Ses débuts datent de Bataclan (1856). Il écrivit en collaboration avec son père, avec Hector Crémieux, et surtout avec Meilhac, de nombreux libretti d'opéra comique et d'opérettes, qui ont fait le tour du monde comme Orphée aux Enfers, ou des comédies comme Frou-Frou, qui resteront encore longtemps au répertoire. Après la guerre de 1870, il publia plusieurs volumes en prose: l'Abbé Constantin, Criquette, qui firent événement. Il a été élu membre de l'Académie française en 1884. Son dernier volume, Notes et souvenirs, a trait aux faits de la Commune en 1871. 



C'est une revue humoristique de personnages et de scènes de l'époque. On y trouve toutes les qualités de verve et d'humour su spirituel écrivain. Nous donnons ci-dessous plusieurs extraits de cet ouvrage.



I
Mademoiselle Desclée.

Samedi 3 juin 1871.- Rien de plus extraordinaire que cette brusque renaissance de Paris. Ce soir, à neuf heures et demie, le long des boulevards, toutes les boutiques ouvertes, les cafés éclairés er regorgeant de monde: grande foule, gaie, bruyante, animée, et, sur tout les visages, comme un étonnement du revivre si vite et si facilement. Les omnibus et les voitures circulent librement; plus de coups de canon; par centaines, flottent aux fenêtres de joyeux drapeaux tricolores.
C'est le soir de la réouverture du Gymnase; on joue "les Femmes terribles" de Dumanoir, et "les Grandes demoiselles" de Gondinet. Je monte sur la scène, et, non sans émotion, je revois des coulisses, des machinistes, des habilleuses. Landrol est là.
- Vous savez, me dit-il, que nous avons joué tous les soirs pendant la Commune; le 21 mai, le jour de l'entrée des troupes dans Paris, nous donnions la première représentation des "Femmes terribles" avec Desclée, devant une salle pleine.
- Des billets donnés?
- Des billets payés! Deux mille cinq cents francs de recette! Assi était dans la loge de l'Empereur avec plusieurs membres de la Commune. On est venu les chercher pendant l'entracte su second au troisième acte. Après la pièce, comme je montais pour me déshabiller, je rencontre Montigny qui me dit:"Les troupes sont dans Paris et tiennent déjà Passy et le Gros-Caillou; il est bien probable que nous ne jouerons pas demain." Et nous n'avons pas joué, mais nous sommes, ce soir, les premiers à rouvrir, les premiers!
Landrol me dit cela avec un orgueil touchant; ce n'est pas seulement un excellent comédien, c'est aussi un homme excellent, qui aime de tout son cœur cette vieille maison du Gymnase, où il a eu de si grands et de si légitimes succès.
Je monte dans la loge de Desclée.
- Ah! me dit-elle, je vais bien, très bien; mais, si vous saviez, j'ai des bombes plein mon appartement. Les insurgés s'étaient emparés de notre maison, et, de mes fenêtres, tiraient sur les Versaillais, et je ne leur en veux pas, envoyaient des bombes sur le 77 du boulevard Magenta.
- Et vous, pendant ce temps là, où étiez-vous?
- Où j'étais? Dans la cave. Tout le monde s'était réfugié dans la cave; mais, quand je suis arrivée là, j'ai trouvé une foule énorme, tous les locataires et tous les boutiquiers de la maison, des enfants qui criaient, des femmes qui pleuraient, se jetant à genoux, croyaient leur dernière heure arrivée, récitaient des prières, s'accusaient tout haut de leurs péchés. J'ai fini par découvrir, derrière la loge de la concierge, une sorte de petit caveau voûté, avec un tonneau, des bouteilles... Je me suis fait apporter là par Césarine (c'est sa vieille bonne) , un bon fauteuil, une petite table et une lampe. Je me suis installée dans mon fauteuil et j'ai repassé tranquillement mon rôle des Femmes terribles. Boulot, mon vieux chien, s'était couché et endormi à mes pieds. Césarine marmottait des ave dans un coin. Tout d'un coup, j'ai eu faim. Je dis à Césarine: "Essayez donc de vous glisser dans la salle à manger et rapportez-moi une tranche de viande froide." Elle part, mais revient au bout de quelques minutes, éperdue, bouleversée, agitée d'un tremblement nerveux, et d'une voix entrecoupée: "Il n'y a plus rien là-haut, plus rien... plus de porte, plus de salle à manger, plus de buffet, plus de viande froide! Il faut voir ça!... tout est en miettes! tout est confondu!" C'était la vérité. Un obus avait éclaté au beau milieu de la salle à manger, et je vous promets que je n'inviterai personne à dîner, la semaine prochaine; mais ça ne fait rien, je ne me plains pas, j'ai un drapeau tricolore à ma fenêtre, la salle est pleine et je fais de l'effet.

II
Offenbach.

Je me faufile parmi les choristes, et me voici sur la scène. Offenbach est là, assis à l'avant-scène, dans un fauteuil, très pâle, grelottant sous un paletot d'hiver.
- Je suis souffrant, me dit-il, je n'ai pas dormi cette nuit, pas déjeuné ce matin; je n'ai ni voix, ni jambes. La répétition est détestable... Tous les mouvements défigurés... ralentis... et je n'ai pas le courage de m'en mêler.
Il n'a pas fini sa phrase, et le voilà debout, furieux, brandissant sa canne. C'est aux choristes femmes qu'il s'adresse:
- Qu'est-ce que vous venez de chanter là, vous, mesdames?... recommençons, recommençons tout le finale!
Offenbach va se placer près du piano, à côté du chef d'orchestre, et prend la direction de la répétition. Il a soudainement retrouvé, comme par miracle, le mouvement, la force, la vie. Il s'anime, s'excite, s'échauffe, se démène, parle, chante, crie, va secouer, tout au fond du théâtre, des choristes endormis, revient à l'avant-scène, puis court à gauche bousculer des figurants... Il grelottait tout à l'heure; il est en nage maintenant. Il ôte son paletot et l'envoie à la volée sur le fauteuil, il bat la mesure à tout de bras, casse sa canne, tout net, en deux morceaux, sur le piano, laisse échapper un juron, jette par terre sa moitié de canne, arrache violemment l'archet des mains du chef d'orchestre tout effaré, et, sans s'arrêter, avec une puissance extraordinaire, continue de battre la mesure, tenant et entraînant tout le monde à la pointe de son archet. Que d'esprit dans cette physionomie si expressive et si originale! Que d'énergie dans ce petit corps si frêle, si délicat, si chétif! Ce n'est plus le même homme, et ce ne sont plus les mêmes artistes, plus les mêmes choristes. Le finale est enlevé, de verve, d'un seul trait, sans accroc, dans une véritable furie de bonne humeur et de gaieté. Et tous, artistes, choristes, figurants, après la dernière note jetée, applaudissent Offenbach, qui retombe épuisé sur son fauteuil en disant:
- J'ai cassé ma canne, mais j'ai retrouvé mon finale.

III
Le cannibale authentique.

A ce même dîner, une très charmante anglaise, lady D***, qui vient de faire, à vingt ans, un voyage de noces autour du monde, nous a raconté ce voyage de la façon la plus originale, dans un français bizarre et hardi. Ça ne lui a pas paru très important, le monde. Oh! pas important du tout. Cela a été si vite fait ce tour du monde... Une seule chose l'a vivement intéressée... Elle a pu causer, en Nouvelle-Zélande, avec un cannibale authentique. Elle avait cherché le mot. '"Est-ce bien ce mot qu'il faut dire? nous demanda-t-elle un peu inquiète.
- Oui, c'est bien le mot.
Alors rassurée, elle continua:
- On avait eu tant de peine à me le procurer. C'était un vieux, un très vieux Maori... Il en reste si peu, de ceux qui ont mangé de la chair humaine... Et celui-là, il en avait mangé, on en était sûr. Mais que j'ai eu du mal à lui arracher la vérité! Il savait l'anglais assez pour me comprendre et me répondre. Seulement, il ne voulait rien dire. Il avait un air très respectable, très doux, très bon, et des yeux si tendres! Je tournais, tournais autour de la question. Mais ils savent, ces anciens cannibales, que cela ne se fait plus, et ils n'aiment pas avouer... Enfin, un jour, comme il était de bonne humeur, je lui avais donné une petite boite à musique qui jouait des airs de danse, j'ai pris tout mon courage:
"Allons, dites-moi la vérité, vous en avez mangé de la chair humaine. Est-ce bon?"
Alors ses yeux changèrent, se mirent à briller. J'avais la main droite levée, près de son visage, et il regardait mon pouce, et il me dit:
"Oh! lady, quand on a mangé le pouce d'une jeune dame anglaise, on ne peut plus aimer une autre viande."

IV
Les grooms à Londres.

Cette jeune femme, qui est à Londres une très grande dame, nous a fait ensuite un tableau très sombre de la situation actuelle de l'Angleterre.
- Oh! cela ne va pas bien chez nous, pas bien du tout... Il y a de mauvais symptômes. Si vous saviez quelle difficulté nous avons à trouver des personnes convenables pour la grande livrée avec la poudre et la culotte! Et quelle difficulté aussi pour les grooms; autrefois, ils étaient respectueux, tout naturellement, comme de naissance; mais maintenant, quand ils suivent à cheval, ils ne savent plus du tout se tenir à bonne distance, et ils font des plaisanteries entre eux, par derrière, pour se moquer de nous. Jamais on ne voyait cela autrefois. Et, à la dernière ouverture du Parlement, il y a eu, dans la foule, au passage des grands carrosses de gala, des rires tout à fait choquants. Enfin, c'est le respect qui s'en va, et lord R*** disait, l'autre soir, que rien ne lui paraissait plus menaçant pour l'avenir de notre pays.
Ces choses étant dites par cette jeune femme avec une imperturbable gravité.

                                                                                                        Ludovic Halévy.

La Petite Revue, premier semestre 1889.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire