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dimanche 27 juillet 2014

Concours de beauté.


Concours de beauté.


Pas plus artiste qu'industriel ou commerçant, M. Fortuné Galippe s'était juré de contribuer pour sa part a la solennisation du Centenaire de 89. Mais comment jouer son bout de rôle dans la grande pièce? De quelle façon figurer parmi les éminents nationaux et les nobles étrangers conviés à la fête, lorsque, simple rentier, on n'a rien à exposer ou à dire? Du cerveau congestionné de M. Gallipe, l'idée triomphante surgit enfin!



Des affiches, des échos dans tous les journaux, des brochures et des manifestes répandirent la nouvelle dans les cinq parties du monde. M. Galippe annonçait l'ouverture, à Paris, d'un Grand concours universel de Beauté, institué en vue de poser les premières bases d'une esthétique générale et internationale. Des concours de beauté, il y en avait eu, déjà, parbleu! Mais des concours de fantaisie, sans but précis, sans raisons artistiques ou scientifiques, tandis que le Grand Concours Galippe, sérieusement organisé sur une idée ingénieuse et féconde, devait donner de merveilleux et pratiques résultats.
Faire progresser la beauté! Oui, monsieur et M. Galippe va nous dire comment:
"Toutes les barrières tombent devant la science lumineuse; les peuples, autrefois complètement différents de mœurs et d'idées, s'observent maintenant et se fondent. Chez nous, depuis l'unification de la nationalité, les homme d'Etat ont cherché sans cesse à effacer les différences, à simplifier. L'unification des poids et mesure sera suivie bientôt de l'unification de l'heure, de la monnaie, etc. Il a semblé à M. Galippe que l'instant était venu de proposer l'unification de l'idée de beauté, et, pour en trouver les bases, de réunir des types différents, réalisant la conception que chaque peuple se fait de la beauté.
Le seul énoncé de cette idée ouvre de vastes horizons aux penseurs; l'adoption d'un type général, c'est l'entente parmi les peuples, le relèvement des types abîmés par des siècles de mauvaise esthétique, et enfin le perfectionnement progressif d'un type idéal par une application soutenues de toutes les femmes."

Le Grand Concours de beauté à peine annoncé, les adhésions plurent de toutes parts, de France de d'Australie, du Caucase de d'Asnières. 



Le président Galippe dut chercher un secrétaire; des savants et des artistes, des académiciens même, se proposèrent, mais Galippe refusa leur concours; il craignait de se trouver éclipsé à un moment donné par quelque intrigant perfide. Le choix de Galippe tomba sur un de ses amis, Calbès, célibataire comme lui, rentier presque autant que lui, homme modeste et sûr qui se donna fanatiquement à l'oeuvre, Galippe ayant fait luire devant ses yeux la croix d'honneur pour la fin du concours. 



Le président et le secrétaire se mirent à l'oeuvre. Acceptations, renseignements, négociations diverses, rédaction de règlements... L'organisation d'un Congrès de beauté aussi universel fournissait un travail accablant sous lequel eussent pliés des volontés moins énergiques que celle de Galippe et de son secrétaire.
Galippe n'avait pas parlé des prix pour les lauréates. Il est surprenant de constater comme sous n'importe quelle latitude, l'esprit féminin est porté sur les choses sérieuses; l'homme pratique, au fond, c'est la femme! D'Europe aussi bien que d'Amérique, on somma le président de publier la liste des prix.
Enfin les journaux portèrent aux cinq parties du monde les indications demandés:
1er prix: Une valeur d'environ vingt mille francs de rente.
2me prix: Un valeur de quinze mille cinq cents francs de rente.
Plus, vingt mentions donnant droit à un souvenir.
Il y eut, dans la quinzaine, six mille adhésions nouvelles; 



Galippe était accablé de besogne. 



Inutile de dire qu'il était obligé de louer des locaux importants pour les séances et pour les services accessoires, car il arrivait tous les jours de nouvelles aspirantes, des dames de l'Amérique du Sud ou du Japon, des femmes turques, des Hottentotes même, sans relations aucunes dans Paris, et qu'il fallait bien loger, promener, distraire.



... Le grand jour vint; Galippe avait nettement fixé l'ordre des études, les points à établir pour l'oeuvre colossale de l'unification de l'idée de beauté:
1° Le nez, le chef-lieu du visage, organe important et dominateur dont la coupe détermine pour les trois quarts la beauté ou la laideur; le nez, ce qu'il doit être, forme, proportions, couleur, caractère;
2° l'organe du sourire et ses environs;
3°les yeux et le front;
4° la chevelure;
5° la taille, l'embonpoint, la poitrine; 
la jambe et le bras; 
7° discussion raisonnée de l'ensemble et des conditions générales du type de beauté.
Ah! messieurs, méditer à sa table de travail sur ces points délicats, c'est facile, mais procéder aux études sérieuses en séance publique, voilà qui n'est pas commode! 



Depuis six semaines, les concurrentes défilaient. Trois ou quatre points étaient déjà élucidés et les bases esthétiques trouvées. Défilez, nez busqués de Florentines, nez farouches d'Espagnoles, nez épatés de Javanaises, petits nez en l'air de Montmartraises, nez mutins, nez entêtés, nous avons trouvé le nez idéal et obligatoire! Que de discussions sur les yeux et la chevelure! Les jurés consciencieux ne faisaient que couper des mèches pour réfléchir plus à l'aise au logis, si bien que les concurrentes étaient menacées de devenir chauves à la fin des opérations. Ces séances du Congrès devenaient bien animées; chaque jour, vives querelles entre les concurrentes, dans une cacophonie très volapukiste de dialectes divers, pleurs, grincements de dents, injures et menaces. 



Galippe distribuait une foule de petits accessits, mais cela ne suffisait pas à calmer les irritations.Il donna un prix de nez en pied de marmite à une Marseillaise qui parlait de le vitrioler, et un accessit d'embonpoint spécial à une dame de bonne famille hottentote, un premier prix de mollet à une manola de Grenade, armée d'une inquiétante navaja, un grand prix de fraîcheur à une délicieuse miss qui avait un frère boxeur; mais toutes ces concessions répétées ne purent empêcher des scènes regrettables de se produire. Galippe, fortement griffé, ayant laissé sur le champ de bataille quelques touffes de cheveux à lui, vit enfin arriver la fin des opérations.
Ouf! Non sans peine, on avait trouvé, séparés d'abord, le nez, les yeux et la chevelure modèles; puis, tout cela réuni splendidement en deux créatures idéales portant l'étendard, l'une des femmes de France, l'autre des blondes Viennoises. Au péril de leur jour, parmi les cris et les évanouissements, Galippe et son secrétaire Calbès proclamèrent les lauréates; il fallut dix-huit heures aux troupes pour faire évacuer la salle des séances. Lorsqu'enfin le calme fut rétabli, les deux lauréates réclamèrent leurs prix.
- Le premier prix, c'est moi, dit l'illustre unificateur de l'idée de beauté; voici ma main, elle représente vingt mille livres de rente.
- Et je suis le second prix, dit l'intelligent secrétaire Calbès; je vaux quinze mille livres de rente. Allons à la mairie!




                                                                                                                       A. Robida.





Revue Illustrée, Juin 1889-décembre 1889.

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