Translate

vendredi 11 juillet 2014

Installation d'un gouverneur général aux Indes néerlandaises.

Installation d'un gouverneur général aux Indes néerlandaises.
                                  Le consulat de France à Batavia.



La rade de Batavia présente un aspect d'animation inaccoutumé. Sur les navires de toute forme et de toute nationalité qui sont là, à l'ancre, bricks et goélettes européennes, jonques chinoises, steamers des cinq parties du monde, les officiers de bord sur leur passerelle, des vigies dans les hunes braquent leurs lunettes dans la même direction et semblent attendre un événement.
Sur la plage basse, à travers les chaudes vapeurs du soir, on voit sous les masses feuillées des warringuins et les panaches des cocotiers, des voitures qui vont et viennent, déposant à l'embarcadère de la douane les personnages qu'elles portent de la Vieille-Ville ou de la Ville-Neuve, avec leurs opas. Les douaniers sont en nombre et en grande tenue. Les prahons malais s'agitent sur les deux côtés du long chenal aux eaux noires, fumantes, qui conduit de la rade à l'embarcadère: leurs mariniers eux-même semblent être sortis de leur somnolence habituelle et causent, d'un prahon à l'autre, accroupis à l'avant, leur gaffe droite à la main. Il est vrai que l'heure de la sieste est passée.
Le soleil commence à descendre dans les brumes de l'horizon de Sumatra, lorsqu'un coup de canon retentit. Un grand beau navire vient de franchir la passe des Mille-îles (Poulo-Séribon), ce simulacre de ville flottante qui précède Batavia pour les arrivants d'Europe, et fait son entrée en rade. C'est Le Roi-des-Pays-bas, paquebot de la compagnie Néerlandaise de navigation. Le canon continue à tonner et salue d'une salve de vingt et un coups l'arrivée de Son Excellence le nouveau gouverneur des Indes Néerlandaises, dont le pavillon flotte sur la mature du steamer.
S. Exc. Mgr van Lausberge, qui retourne en Europe, va remettre ses pouvoirs à l'arrivant, M. Jacob. C'est après la transformation du gouvernement militaire d'Atché en gouvernement civil, le second grand événement auquel j'assiste depuis mon arrivée à Batavia, et j'ai pensé qu'on serait curieux en France d'avoir quelques détails sur le cérémonial d'une solennité qui peut presque se comparer à la transmission d'un couronne, la réception et l'installation de cet empire colonial hollandais qui est peut être le plus beau du monde.
Au premier coup de canon, un canot à vapeur s'est détaché de l'embarcadère, et filant rapidement dans le chenal, à travers les embarcations indigènes, arrive sur la rade et accoste le Roi-des-Pays-Bas, au moment même où le grand navire jette l'ancre. Il porte une députation composée du secrétaire général du gouvernement, du directeur de l'intérieur, du président de Batavia, d'un capitaine de vaisseau, d'un colonel et du maître du port, qui viennent saluer sur son navire la nouvelle Excellence et lui soumettre le programme de la réception, déjà imprimé et distribué depuis quelques jours à Batavia. L'un des quatre aides de camp du gouverneur général, M. Sol, arrivé de Buitenzorg le matin même, avec M. van Lausberge, se met aux ordres de M. Jacob et couche à bord.
A neuf heures, dans la nuit, trois coups de canon annoncent que le programme a reçu l'approbation de Son Excellence et sera suivi le lendemain.
Au lever du jour, tous les navires de la rade sont pavoisés; tous les canons tonnent. En ville on est réveillé par les tambours et les musiques militaires, qui se dirigent déjà vers le port. Des soldats sont échelonnés pour faire la haie tout le long du Grand Canal. A cinq heures et demie, la députation qu'il a reçue la veille va prendre à son bord le nouveau gouverneur général.
Il est reçu au débarcadère du chemin de fer de la Vieille-Ville, par LL. Exc le général en chef de l'armée des Indes et l'amiral commandant la marine de la colonie, le général Pfeiffer, le directeur de la justice et le commandant de place de Batavia.
Le grand canal offre en ce moment, sur tout son parcours, le tableau le plus animé et le plus coloré qu'on puisse voir. Il n'y a pas ces innombrables groupes de baigneurs et de baigneuses qui, à cette heure matinale,  font tous les jours des détails si pittoresques dans le paysage, mais tous ses parapets et ses ponts en dos d'âne sont hérissés d'indigènes et de Chinois en habit de fête, dont la foule bariolée, avec ses étoffes de couleurs vives, et ses grands chapeaux laqués blancs, rouges, bleus, verts, jaunes, noirs et or, se prolonge sous les grands ombrages des warringuins, des flamboyants, des manguiers et des cocotiers.
La chaussée qui longe la rive gauche du canal a été, dès le matin, interdite aux voitures, et sur l'autre rive seulement on voit, de loin en loin, un Malais assis sur ses talons, fouettant à tour de bras le cheval de son dos-à-dos; un Chinois poussant énergiquement l'attelage de son cahard, un palanquin, ou une immense calèche, attelée de grands chevaux d'Australie, passant à toute allure pour aller au devant du cortège.
A huit heures, la voiture du Touan Bessar (le Grand seigneur), comme disent les Malais, arrive, précédée et suivie d'un escadron de cavalerie, le gouverneur général dans sa grande tenue chamarrée de broderies d'or; à ses côtés, le commandant en chef de l'armée des Indes. Six chevaux traînent le carrosse de gala, les deux premiers montés en demi-daumont par un jockey malais à la livrée de S. Exc.: un gros gland d'argent écrasé sur sa toque blanche, des franges d'argent sur les épaules, de même que les deux coureurs accrochés debout, derrière la voiture; les quatre autres chevaux conduits à grandes guides, par le cocher, malais aussi, qui gravement assis sur son siège élevé, à grande housse, avec son superbe tricorne garni de plumes blanches, doit faire des envieux parmi les indigènes.
Un flot de voitures suit, pavoisées de payongs (parasols) plus ou moins blanc sur vert, plus ou moins or sur blanc ou même tout or, couleurs qui sont ici, sur les payongs, le signe du commandement et de la puissance, mais, la première voiture passée, on ne prête plus grande attention aux autres: à Java, comme dans tous les pays du monde, c'est la vue du maître, du grand chef, que la foule est avide.
Ce cortège, marchant au pas, est arrivé jusqu'au palais de Koningsplein (la plaine du Roi), le nouveau palais des gouverneurs généraux à Batavia, un édifice très coquet, avec sa colonnade blanche et ses grands dallages de marbre blanc. La garde nationale de Batavia est rangée là en parade, commandée par son colonel M. Stortebeker, notre collègue à la Société de Géographie de Paris, qui est, en même temps, le directeur de l'instruction publique, et qui porte, entre autres décorations, celle de la Légion d'honneur.
M. Jacob est reçu au perron par le gouverneur général M. van Lausberge, le vice-président et les membres du Conseil des Indes, et est introduit aussitôt dans la grande salle du palais, où tous les fonctionnaires et les officiers sont venus assister à sa réception.
Un discours est alors prononcé par le gouverneur général partant, qui souhaite la bienvenue à son successeur et expose la situation du pays dont il va lui transmettre le gouvernement, passant en revue les événements importants de sa propre administration. Le nouveau gouverneur répond à ce discours, et reçoit ensuite les présentations, qui lui sont faites par son prédécesseur, des personnages présents.
Mais la transmission des pouvoirs n'a pas encore eu lieu. Elle se fera dans le palais de Weldevreden, le palais du gouvernement, sur la Waterlooplein.
Une salve de vingt et un coups de canons a annoncé, le matin, le débarquement et l'entrée en ville du cortège; à dix heures et demie, deux nouvelles salves chacune de vingt et un coups de canons encore, annoncent que les deux gouverneurs généraux se rendent au palais du gouvernement, pour la séance solennelle. Le vice-président et les membres du Conseil des Indes, le secrétaire général du gouvernement, les deux secrétaires d'Etat et le secrétaire du conseil assistent seuls à cette séance.
Le nouveau gouverneur présente l'acte revêtu de la signature royale, qui l'investir de ses hautes fonctions, et prête serment ou produit le procès-verbal attestant qu'il a déjà prêté serment entre les mains du roi. L'ancien gouverneur prononce alors la formule sacramentelle qui le démet de son gouvernement en faveur de son successeur.
A partir de ce moment, le nouveau gouverneur général entre en fonctions, et Son Excellence reçoit aussitôt dans l'ordre suivant:
La magistrature;
L'armée de terre (quand le général en chef, comme c'est le cas actuel, est plus ancien en grade que l'amiral);
L'armée de mer;
La garde nationale;Les divers départements (qui comprennent cinq directions; la justice, l'intérieur; l'instruction publique, les cultes et l'industrie; les finances; et les travaux publics);
Le résident de Batavia, dont le cortège est le plus curieux, car il comprend, outre les notables habitants ou étrangers, les dignitaires indigènes, Malais aux brillantes et pittoresques tenues; les Arabes aux beaux turbans, précédés de leur capitaine; les dignitaires chinois, un major, deux capitaines et des lieutenants (1), avec leurs longues robes bleues aux plastrons brodés d'or ou de soie, et leur toque de mandarins, à bouton de cristal, ou autres boutons...
La chambre des finances (cour des comptes de Batavia)
Les ministres des cultes;
Enfin, le commerce: les chefs de sociétés industrielles, financières, etc... , ayant à leur tête les consuls.
Cette grande réception a été très solennelle. elle a eu lieu dans une vaste salle qu'on pourrait appeler "la salles du trône", décorée des portraits de tous les anciens gouverneurs généraux. Son Exc. M. Jacob est debout sur une estrade, sous un dais rouge, frangé d'or, ayant à sa droite: M. Andrée Wiltens, vice-président, et MM. Levyssohn et Sprenger van Eyk, membres du conseil des Indes, M. Pannekock, secrétaire général du gouvernement; et à sa gauche: MM. der Kinderen et Nederburght, membres du conseil des Indes, MM. Franck et Sol, secrétaires du gouvernement, et trois aides de camp dont les brillantes tenues militaires pâlissent pourtant près des uniformes tout or! des hauts fonctionnaires.
Le gouverneur général a répondu aux discours de tous les chefs de corps, employant, selon l'usage, la langue française en s'adressant au corps consulaire.
M. Jacob est connu des vieux Indiens, car il a habité aux Indes. Il y est venu, une première fois il y a bien des années par exemple! en qualité d'officier de marine, et il avait donné sa démission pour se livrer à l'industrie à Java. Cette démission, qui lui a permis de réaliser dans la plantation une grande fortune, n'a pas nui, comme on le voit, à son avancement!
Ce soir même, à cinq heures, S. Exc. M. van Lausberge s'est embarqué sur le Prince Huri avec Mme van Lausberge pour retourner en Europe. Leur santé, fortement éprouvée par six ans de séjour aux Indes, et, pour l'ancien gouverneur général, par un travail opiniâtre de tous les jours, pendant ces six années, devaient leur faire ardemment désirer ce retour. L'empressement de toutes les notabilités de Batavia, qui se presser pour leur dire adieu dans la salle des douanes, à l'embarcadère, témoignent des regrets qu'ils laissent ici. Tous les membres du conseil des Indes et toutes les personnes qu'à pu contenir avec eux le petit vapeur qui fait le service de la rade, sont allés les accompagner jusqu'à leur navire, dont le départ a été salué encore de vingt et un coups de canons.
Mais il me reste à dire un mot des consuls que nous venons de voir à la tête du haut commerce dans la réception officielle. Notre consul à Batavia est avec le consul de Belgique, le seul consul de carrière, perdu pourtant dans la foule des consuls, parce qu'il n'a plus le titre de consul général



Tous les autres sont des négociants qui ne sont consuls et consuls généraux qu'incidemment, si je puis ainsi dire. Demandez aux indigènes de Batavia: ils ne connaissent qu'un consul et ils lui ont conservé sans ancien titre: ils l'appellent "général Pranchman" (le général français, par abréviation de consul général). Le consul général de Belgique lui-même, qui parle français, n'a pas pu obtenir une autre appellation dans la langue des indigènes, et les Malais s'obstinent à l'appeler "général Pranchman" (les Malais emploient le P pour le F qu'ils ne savent pas prononcer).



C'est chez notre consul, M. Rinn, que je suis installé en ce moment. Toutes les grandes maisons de Batavia ont un appartement, presque constamment occupé, que l'on appelle l'appartement des logés, le mot est peut être bizarre, mais la chose est touchante. Notre représentant aux Indes n'est pas moins hospitalier que les nababs de la colonie: il a aussi son appartement des logés, où il a bien voulu m'obliger à prendre une place, s'apercevant que la vie d'hôtel, quoique très confortable ici, me fatiguait à la longue et mettait ma santé à l'épreuve. J'ai donc eu tout le loisir de prendre des vues sur la maison et je puis vous montrer aussi le "Consulat de France de Batavia" comme type d'une de ces fraîches et somptueuses demeures aux grandes colonnades, aux dallages de marbre, aux somptueux serviteurs indigènes qui forment sous les ombrages embaumés des grands arbres fleuris de l'Equateur, la voluptueuse et ravissante capitale de l’Extrême-Orient.

                                                                                                     X. Brau de Saint-Pol Lias.


(1) Toutes ces appellations militaires correspondent plutôt à celles de syndic, prévôt, administrateurs ayant large juridiction sur leurs administrés et répondant d'eux.

Musée des Familles, Lectures du soir, 1er semestre 1885.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire