Feu et sang en Turquie.
Les lecteurs de Mon Dimanche voient chaque matin dans les journaux les dépêches souvent contradictoires relatives aux événements qui se déroulent dans la Turquie d'Europe: on ne saurait sans indignation prendre connaissance de pareilles horreurs. Les atrocités actuelles, commises en Macédoine et dans les pays limitrophes soit par les Albanais musulmans, soit par des soldats irréguliers, véritables sauvages que le Sultan fait venir d'Asie pour massacrer des Européens, soit, il faut bien l'avouer, par les insurgés bulgares, par les paysans chrétiens exaspérés, paraissent pire que celle de 1876 dont sortit la dernière guerre turco-russe!
Les récents massacres d'Arménie perpétrés pour la plus grande part en Asie nous touchaient de moins près: cette fois, il s'agit d'atrocités commises en Europe, chez nous, à nos portes, et dont nos compatriotes européens sont les victimes. Que penser de cette tragédie? Qu'espérer?
Beaucoup de Français et d'Anglais déplorent la guerre de Crimée entreprise en 1854-55 pour maintenir contre les russes l'intégrité du territoire en Europe, regrettent l'action de la diplomatie occidentale qui, en 1878, fit entrer sous le joug du Sultan les populations délivrées par la victoire des Russes. Quoi qu'il en soit, les Français possèdent environ 60% de la dette publique ottomane, ils ont d'énormes capitaux engagés dans toutes les affaires turques, et la banque Ottomane est avant tout une entreprise franco-anglaise. Il semble donc que nous soyons les premiers intéressés au maintien du gouvernement turc en Europe: peut être pourrions-nous, du moins, exercer notre influence dans le sens de réformes pratiques, réelles.
Qu'est-ce que le Sultan?
Le Sultan? Personnage énigmatique et félin, issu d'une famille de toqués, il se montre charmant quand il veut, il est relativement civilisé, mais la peur lui fait commettre sans hésiter tous les crimes. Les misérables qui l'entourent, l'affolent en inventant des complots, en lui faisant appréhender chaque matin la déposition ou l'assassinat.
Les massacreurs.
Les Turcs? Voyez-vous cet homme robuste, aux traits énergiques, aux gestes lents et rares, à la parole mesurée, coiffé d'une calotte rouge? Dans des circonstances ordinaires, il est plutôt bon, serviable, hospitalier, indolent, tolérant. Il suit paisiblement son rêve éternel, en égrenant son chapelet, et en fumant sa cigarette, son chibouque ou son narguileh. Il se nourrit de pain, de café, de fromage, d'olives, de pastèques. Il méprise tranquillement tout ce qu'il ne comprend pas. Quand un grand navire allemand de la Cie Hambourgeoise traverse le Bosphore il croit voir un navire français: il ne connait qu'un seul drapeau tricolore!
Eh bien, ce brave homme, enrôlé au service d'un exécrable gouvernement qui ne le paie pas, ne le nourrit pas, se transforme subitement en bête féroce: il vit sur l'habitant, il pille les boutiques; il envahit la maison du paysan, outrage les femmes, torture le propriétaire pour lui extorquer son argent... Les lecteurs de Mon Dimanche veulent être respectés: glissons sur la description de ces horreurs. Ils connaissent maintenant les seuls causes des événements actuels en Macédoine.
Les victimes.
Les Bulgares? Au rebours des Arméniens qui, sauf à Zeitoun, se laissèrent égorger sans résister, ces Slaves ont une ténacité et une bravoure indomptables. N'en doutons pas, ils s'en vont vaincre ou mourir. rien ne les arrêtera. Rien ne les découragera. Voyez ce petit homme au visage pâle, glabre ou couvert de barbe noire, aux petits yeux rusés et brillants: eh bien, la vie humaine n'est rien pour lui, il a fait le sacrifice de sa propre existence et... de celle des autres. Il ne reculera devant aucun moyen pour arriver à son but, la délivrance de sa patrie.
Naguère, un jeune Bulgare, déguisé en épicier, passait tout un hiver à creuser une galerie souterraine qui devait aboutir à la banque Ottomane de Salonique!
Naguère, un jeune Bulgare, déguisé en épicier, passait tout un hiver à creuser une galerie souterraine qui devait aboutir à la banque Ottomane de Salonique!
Bref, j'en ai la persuasion, il fera de l'Europe orientale un Enfer jusqu'au jour où les puissances, enfin humaines, c'est à dire sages, auront organisé en Macédoine une administration autonome et paternelle analogue à celle du Liban. Beaucoup de nos jeunes lecteurs n'ont jamais entendu parler de ce Liban où la paix règne maintenant; mais j'en appelle à leurs pères et à leurs grands-pères: autrefois, avant les réformes pratiques, les atrocités là-bas furent un sujet d'articles quotidiens dans la presse française...
Que réserve l'avenir?
Demain, la guerre éclatera, selon toutes probabilités, entre l'armée bulgare proprement dite (pour l'instant il n'y a en campagne que des bandes de volontaires...) et les troupes du Sultan. Eh bien, alors, nous pouvons être sûrs qu'il ne s'agira point pour les Turcs d'une promenade militaire analogue à celle qu'ils firent en 1897 contre les Grecs! Un des plus distingués officiers de notre armée, le colonel Henri de Vialaz qui, en qualité d'attaché militaire de France à Constantinople, assista aux manœuvres bulgares, considère les troupes de la Principauté comme équivalentes à un bon corps d'armée russe. Il vante hautement la science des officiers, l'endurance et la sobriété du soldat. Il estime en outre que, placés en face d'adversaires qui les forceraient à manœuvrer, à s'éparpiller, les Turcs, faute d'intendance organisée, pourraient, en dépit de leurs généraux prussiens!, courir à un désastre soudain.
Le remède? En Orient, les populations sont éminemment raisonnables; ces braves gens, Chrétiens ou Musulmans, ne réclament que les garanties élémentaires de sécurité et de justice: le rétablissement de la constitution inaugurée par Midhat-Pacha avant la dernière guerre turco-russe, n'aurait que des effets salutaires. Mais à défaut d'une réforme aussi radicale, il suffirait de remettre en vigueur l'antique Constitution ottomane selon laquelle le Sultan règne et ne gouverne pas.
Edmond Fazy.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 octobre 1903.
Le remède? En Orient, les populations sont éminemment raisonnables; ces braves gens, Chrétiens ou Musulmans, ne réclament que les garanties élémentaires de sécurité et de justice: le rétablissement de la constitution inaugurée par Midhat-Pacha avant la dernière guerre turco-russe, n'aurait que des effets salutaires. Mais à défaut d'une réforme aussi radicale, il suffirait de remettre en vigueur l'antique Constitution ottomane selon laquelle le Sultan règne et ne gouverne pas.
Edmond Fazy.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 octobre 1903.
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