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jeudi 24 juillet 2014

Un raïa slave.

Un raïa slave.


Ce mot raïa, par lequel on désigne les sujets non musulmans de la Porte, est un pluriel arabe qui signifie "troupeau". Pris dans un sens métaphorique, en vertu de ce préjugé ancien et que l'on rencontre partout à l'origine des sociétés, qui considère les rois comme les pasteurs des peuples, il s'appliquait indistinctement, dans le principe, à tous les individus vivant à l'ombre des khalifes. Ce ne fut que plus tard, après que la conquête eut établi une distinction radicale entre les croyants (musulmans) et les infidèles (chrétiens ou juifs), que le mot commença à être pris en mauvaise part et s'appliqua exclusivement à ceux qui, ayant refusé d'embrasser l'islamisme, se virent exclus de la jouissance de certains droits inhérents à la condition de musulmans.
En vain, une ordonnance impériale, rendue sous le dernier règne, en même temps qu'on supprimait l'impôt du karadj, qui restait comme un souvenir ou plutôt comme un stigmate de la conquête, abolit la qualification du raïa comme contraire à l'égalité qui servait de base au tanzimat, et confondit de nouveau les musulmans et les non-musulmans sous une même dénomination, celle de tebah (sujets) ; l'usage a prévalu, et aujourd'hui encore le raïa, en Turquie, est un individu à part, mais non toutefois un paria, comme on se le représente vulgairement, que le préjugé, plus fort que la loi, place, sinon en dehors du droit commun, du moins dans un état d'infériorité politique et même civile, à l'égard du musulman.
Sur dix millions et demi d'habitants que renferme la Turquie d'Europe (les Principautés-Unies et la Serbie non comprises), la population raïa figure pour près des trois quarts (sept millions et demi contre trois millions de musulmans).
Considérée sous le rapport ethnographique, cette population  appartient à trois races principales: la race grecque, la race albanaise et la race slave.
Cette dernière est de beaucoup la plus nombreuse. Disséminée dans toute la largeur de la Turquie d'Europe, depuis l'Adriatique jusqu'à la mer Noire, elle se subdivise en plusieurs groupes, qui se reconnaissent aisément à la ressemblance du type et de la langue: les Monténégrins, les Bulgares, les Serbes, les Bosniaques, les Herzégoviens.
Les Monténégrins, au nombre d'environ cent vingt mille, habitent, près de l'Adriatique, entre Cattaro et la côte d'Albanie, un territoire de cent cinquante milles kilomètres carrés, composés de deux parties distinctes, le Czernagore ou Montagne-Noire (Montenegro) et les Brdas, enclavé de toutes parts dans les possessions austro-turques, hérissé et entouré de montagnes, qui en font une véritable forteresse naturelle. On sait quelle est la bravoure de ce petit peuple, qui depuis quatre siècles, lutte contre les Turcs pour le maintien de son indépendance. Mais à quoi peut lui servir son indépendance? Pressé, comme il l'est aujourd'hui, entre ses deux puissants voisins, le Monténégro étouffe. L'air et la terre lui manque à la fois. Il ne peut ni respirer ni se nourrir. C'est à peine s'il produit la quantité de blé et de maïs nécessaire à sa subsistance. Tout le reste, comme il n'a ni manufactures, ni industrie, il doit le tirer du dehors, et comme l'argent lui manque pour acheter, il pille. Ces habitudes de bandit, ces razzias reprochées au Monténégrin, sont une nécessité de sa position. Il s'est fait brigand, ne pouvant être autre chose. Mais qu'on lui donne ce qu'il ne cesse de réclamer, quelques champs pour s'étendre, un port sur l'Adriatique pour communiquer avec le dehors, il deviendra colon comme ses voisins serbes et bulgares.
Les Bulgares appartiennent-ils véritablement à la race slave? selon l'opinion la plus répandue, ce seraient des tribus finnoises, originaires des bords du Volga, qui envahirent, au septième siècle, l'ancienne Moesie, occupée antérieurement par les Slaves, et, au bout de deux siècles, se confondirent avec eux. Les Bulgares sont de trois à quatre millions. Doux, patients, laborieux, paisiblement adonnés à la culture de la terre, ils diffèrent essentiellement par leur caractère et leur genre de vie, des peuplades guerrières et à demi sauvages du Monténégro. A la moindre provocation, le Monténégrin saisit son fusil et court sus au Turc; le Bulgare se contente de maudire tout bas son ennemi, et attend, le doigt sur la bouche, l'heure de la délivrance. Parfois, quand l'oppression a comblé la mesure, il émigre en Russie: résolution désespérée, que suit un long repentir. Un invincible attachement le lie au sol comme à la religion de ses pères. Cette prétendue conversion des Bulgares, dont on a fait tant de bruit dans le courant de la dernière année, n'était qu'une chimère à laquelle il était impossible de se laisser prendre pour peu qu'on eût connu l'Orient Les trois millions d'orthodoxes qui, disait-on avaient abjuré ou étaient prêts à abjurer le schisme, se sont réduits, en réalité, à un groupe de deux cent trente individus assez malfamés, qui firent acte d'adhésion à l'Eglise romaine, et dont le chef, l'évêque Sokolski, eut la triste fin que chacun sait (1).
Les Serbes, au nombre d'environ deux cent mille, répandus dans les districts turcs de Prichtina, de Prizren et de Novi-Bazar, sur tout le territoire de l'ancienne Serbie, ne diffèrent en rien, quant à l'origine, à la langue, au caractère des habitants de la principauté de Serbie, dont ils ont été détachés autrefois, et à laquelle ils aspirent à se réunir. Ils forment, pour ainsi dire, le cœur de la nationalité serbe, dont la principauté de Belgrade forme la tête et le bras. Prizren, ancienne capitale de l'empire serbe sous le roi Douchan, et le fameux champ de Kossovo, où périt, en 1389, l'indépendance de la Serbie, font partie de leur territoire.
La Bosnie et la Herzégovine formaient autrefois deux provinces, ou pachaliks, distinctes. Réunies en 1854, par suite de la nouvelle organisation donnée par Omer-Pacha à ces contrées, elles forment aujourd'hui l'eyalet (gouvernement général) de Bosnie, dont le chef-lieu est Sarajevo. La Herzégovine proprement dite a pour capitale Mostar.
La population, évaluée à un million quatre cent mille âmes, dont environ un quart pour la Herzégovine, se partage en deux groupes distincts, les chrétiens des deux rites grec et latin, et les musulmans. Ces derniers forment un peu moins des deux cinquièmes du chiffre total.
Les Bosniaques musulmans sont les descendants de cette noblesse indigène qui, après avoir vaillamment combattu contre Mahomet II pour sauver l'indépendance de la patrie, quand cette indépendance eut péri embrassa l'islamisme afin de conserver ses terres et ses privilèges. Ils formèrent dès lors une aristocratie militaire aussi redoutable aux sultans de Constantinople que dure aux chrétiens de la contrée. Au moindre signe par lequel la Porte faisait mine d'attenter à leurs privilèges, toute la confédération des beys était debout. Ils convoquaient le ban et l'arrière ban de leurs vassaux musulmans et offraient le combat au vizir, le seul fonctionnaire qui ne fut pas indigène en Bosnie. Si le vizir acceptait le combat, il perdait régulièrement la partie. Le plus souvent on le gagnait à prix d'or, et alors, indemnisé d'avance de la destitution qui l'attendait à Constantinople, il mandait au divan qu'il n'y avait rien à faire de ces "têtes carrées", et qu'il valait mieux les ménager "comme bons musulmans". Retranchés dans leurs châteaux, comme les barons de notre moyen-âge, propriétaires exclusifs du sol dont les chrétiens n'étaient considérés que comme de simples tenanciers, ils régnaient et règnent encore aujourd'hui en véritables tyrans. Vous les reconnaissez sans peine sur les chemins, non-seulement à leurs armes, à leurs montures, mais à un certain air de noblesse et de grandeur qui frappe tous les voyageurs. "J'ai souvent, dit M. Massieu de Clerval dans son rapport adressé, en 1855, à M. le ministre de l'instruction publique, rencontré, dans les khans (hôtellerie) et sur les routes, des nobles bosniaques qui allaient visiter leurs terres. Ce sont des gentilshommes dans la bonne acceptation du mot. quelques uns sont de la race des anciens rois, et leurs manières élégantes et fières, relevées par la beauté de leur costume, pourraient leur mériter une place dans l'élite de la société européenne".


Ces "parfaits gentilshommes" ne laissent pas que d'être parfois des voisins assez incommodes. Toutefois, le pire tyran pour le raïa bosniaque ou herzégovinien, ce n'est pas le bey indigène, qui se contente de lui faire sentir sa supériorité sans vivre à ses dépens, c'est le pacha ou le mudir (gouverneur de district) de Stamboul, dont les exactions triplent ou quadruplent à son détriment les taxes qui lui sont imposées, c'est le bachi-bozouq (soldat irrégulier), dont les rapines et la licence ne connaissent aucun frein. Tous les journaux ont retenti des excès commis par ces bandes indisciplinées, débris des dernières guerres, et qui rappellent, par leurs tristes exploits, les routiers de notre moyen-âge. Une adresse remise, en 1858, au prince Callimachi, ambassadeur de la Porte à Vienne, et portant un grand nombre de signatures; d'autres mémoires plus récents, adressés aux consuls des puissances européennes à Belgrade, tracent les tableaux les plus navrants de l'état de ces contrées, où l'autorité de la Porte n'est puissante que pour le mal. Ce ne sont que massacres, enlèvements, supplices atroces infligés aux contribuables récalcitrants ou insolvables: ici, des hommes expirant sous le bâton des Albanais qui accompagnent les collecteurs dans leurs tournées; là, des vieillards enfermés et grillés dans des étables à porcs jusqu'à ce qu'un voisin compatissant offre de racheter la victime; ailleurs des femmes enceintes frappées sur le ventre et accouchant dans les convulsions de l'agonie. Ces récits, même en les supposant empreints d'exagération, ne témoignent pas moins d'un malaise et d'un désordre graves.
Aujourd'hui la Herzégovine et la Bosnie sont en pleine insurrection. Le raïa poussé à bout, au lieu de s'enfuir dans les forêts, comme par le passé, et de se faire haïduck (2), a fait volte-face et s'est retourné contre ses oppresseurs. Des défilés où il s'est retranché et d'où il tient en échec l'armée d'Omer-Pacha, il commence à tendre la main aux autres populations chrétiennes de la Turquie, opprimées comme lui. Ce rapprochement, s'il parvient véritablement à s'opérer, constitue un grave danger pour la Porte. Depuis longtemps, la domination ottomane en Europe ne se soutient plus que par les rivalités et l'antagonisme des races chrétiennes. Qu'un jour cet antagonisme cesse, que ces rivalités disparaissent pour se fondre dans une action commune, ce jour-là les raïas seront bien près d'avoir reconquis leur indépendance.

(1) Ce personnage, institué solennellement par le pape en qualité de patriarche de la nouvelle Eglise (avril 1861), devint relaps deux mois après, et se sauva en Russie, emportant l'anneau pastoral et la crosse enrichies de brillants qu'il avait reçus en présent du saint-siège. Il y est mort dans le courant de juillet.
(2) Les haïducks sont les klephtes des pays slaves.

Magasin pittoresque, 1862.

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