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dimanche 13 juillet 2014

Le seigneur d'Estouteville.

Le seigneur d'Estouteville.

Le seigneur d'Estouteville bâtissait l'abbaye de Valmont en Caux pour accomplir un vœu fait en Palestine, et, il y employait tous ses vassaux; mais le rude batailleur, insensible à leurs fatigues, les tenait au travail depuis l'aube jusqu'au tomber du jour, sans autre nourriture que le pain de ses meutes trempé dans l'eau des fontaines. Aussi tous auraient-ils succombé si, près de l'homme implacable, Dieu n'avait placé une sainte. La fille du seigneur d'Estouteville était si belle qu'au premier aspect on en demeurait ébloui; puis l'expérience la faisait trouver si bonne qu'on ne pensait plus à sa beauté. Partout où son père avait menacé ou puni, elle venait rassurer ou guérir. Elle arrivait au milieu des afflictions comme le rayon du soleil après l'orage, et devant son sourire les larmes devenaient des perles.
Prenant en pitié la misère des vassaux qui travaillaient à l'abbaye, elle leur réservait les viandes les plus succulentes, les vins les mieux épicés, et leur apportait en secret, en leur recommandant de n'en parler à personne et de ne remercier que Dieu.
Mais le seigneur d'Estouteville soupçonna la fraude, et comme sa main était aussi fermée que son cœur, il entra dans une violente colère.
Un jour donc que la jeune fille se rendait à Valmont en Caux, cachant sous sa robe les vivres et le vin qu'elle emportait, il la rencontra au détour du chemin et l'arrêta brusquement. 
- Quelle est cette cruche cachée sous votre voile? demanda-t-il d'un ton sévère
- Hélas! que mon maître excuse, dit la jeune fille craintive; ce n'est que l'eau puisée à la petite source.
- Que tenez-vous enveloppé dans les plis de votre mante? reprit d'Estouteville, dont l’œil
brillait de colère.
- Que monseigneur ne s'irrite point! répliqua l'enfant plus tremblante; ce ne sont que des fleurs cueillies dans la haie.
- Tu me trompes! s'écria le châtelain furieux.
Et, saisissant la cruche, il la vida sur la route, afin ce confondre la jeune fille. Mais, ô prodige! un miracle contraire à celui de Cana venait de s'accomplir, le vin s'était changé en eau limpide.
D'Estouteville voulut faire tomber les vivres cachés dans la mante: il ne s'en échappa que des fleurs.
- Malheureuse! s'écria-t-il, tu ruines ton maître et ton seigneur, et tu ne crains rien parce que tu as la Vierge pour complice; mais, aussi vrai que je ressusciterai un jour dans ma chair pour voir la Trinité, je mettrai entre toi et les pauvres la grille d'un couvent!
- Qu'il en soit fait selon votre volonté, répondit la jeune fille.
Et, un nuage lumineux l'ayant enveloppée, elle disparut aussitôt comme emportée dans un éclair.
Le seigneur d'Estouteville, d'abord saisi d'épouvante, puis de douleur, la fit chercher partout; mais toutes ses recherches furent inutiles: Dieu punissait par la solitude celui qui s'était isolé des autres hommes, faute de charité.
Il vieillit tristement dans son château, comme le hibou dans le creux du chêne, sans entendre parler de sa fille; ce fut seulement au bout d'un grand nombre d'années que, se promenant dans le cimetière d'un couvent, il lut son nom sur une tombe déjà rongée de mousse et où il se faisait des miracles.

(Cette tradition, encore populaire dans un partie de la Normandie, et dont l'origine monastique est évidente, a été empruntée à l'histoire du miracle des roses; mais ce qui lui donne un caractère particulier et attachant, c'est l'intention du légendaire à exalter la charité. Il est clair qu'il a voulu en faire la vertu cardinale de la foi catholique. En sa faveur, Dieu jette un miracle sur le mensonge de la jeune châtelaine. C'est qu'au siècle où se composaient ces récits, nul autre mérite ne pouvait lui être comparé. L'immense majorité des hommes, accablée sous l'oppression et le mépris d'une minorité altière, n'avait pour défense que ce cri: Charité! Recommander aux puissants l'amour, c'est seulement réclamer pour les faibles le droit de ne pas mourir.)

Magasin Pittoresque, 1849.

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