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mercredi 9 juillet 2014

Les grands concerts.

Les grands concerts.


Il n'est pas permis à tout le monde d'assister aux concerts de la Société du Conservatoire. Les élus sont jaloux de leurs privilèges et ne les cèdent pas facilement; les coupons d'abonnement se transmettent, le plus souvent, de génération en génération; les places les plus modestes, qu'on dédaignerait à l'Opéra ou au Théâtre-Français, y sont occupés par les Jules Simon, les Ernest Legouvé, les Alexandre Dumas qui viennent se reposer des agitations de la politique et des soucis de la vie littéraire. Gardienne respectueuse des traditions classiques, cette Société n'admet guère d’œuvres nouvelles. L'école française trouve peu d'accès auprès d'elle; les noms de MM. Gounod, Massenet, Saint-Saëns sont rarement inscrits sur ses programmes, et même la Damnation de Faust, de Berlioz, acclamée partout, n'y est exécutée que par courts fragments.
Les symphonies des maîtres étaient donc à peu près inconnues des Parisiens, quand M. Pasdeloup conçut le projet de répandre parmi les masses le goût de la grande musique. Le 27 octobre 1861, il donna, au Cirque d'hiver, son premier Concert populaire. Le succès en fut immense. Grâce à sa persévérance, je dirai même à son louable entêtement, il sut, en moins d'une année, non seulement former un public et des exécutants, mais encore créer une école de compositeurs. Si, le premier, malgré les protestations d'une partie de l'auditoire, il a imposé les œuvres de Schumann, de Berlioz et de Wagner, le premier aussi, ne l'oublions jamais, il a fait connaître Bizet, M. Saint-Saëns, Massenet, Guiraud, Lalo, Joncières, Salvayre, etc.
Son éclectisme éclairé rendit de grands services à l'art musical, en habituant le public à comparer et à juger les différences de style et d'école; et la divulgation de la musique jusque-là inconnue en France contribua à l'éclosion d'ouvrages sérieux et forts. Personne n'a mérité autant que M. Pasdeloup la reconnaissance des musiciens. Elle ne lui manqua pas: pendant vingt ans ses concerts eurent des succès retentissants; pendant vingt ans il fut acclamé. Mais, à la fin, son triomphe amena la concurrence. L'Association artistique du Châtelet et les Nouveaux concerts dirigés par M. Lamoureux déplacèrent le courant qu'il avait créé; il lutta vaillamment plusieurs années; mais la foule, l'ingrate foule, désapprit peu à peu le chemin du Cirque d'hiver, et, l'an dernier, M. Pasdeloup fut obligé de prendre sa retraite.
L'entreprise de M. Colonne au Châtelet est aujourd'hui en pleine prospérité. Malheureusement, le chef d'orchestre moins accueillant pour les jeunes, n'est pas un croyant comme M. Pasdeloup. A ses débuts, il parut avoir la noble ambition de se consacrer entièrement à la musique nationale; il s'est écarté vite de son but, et maintenant M. Colonne songe moins à favoriser l'art français qu'à encaisser de grosses recettes. Très habile à composer un programme, chef d'orchestre adroit, mais d'un talent plus maniéré que solide, il a recueilli une partie de l'héritage de son devancier. L'autre lui échappera toujours, car, pour la conquérir, il faut la foi artistique.
M. Lamoureux, comme M. Pasdeloup, est un passionné; se préoccupant peu du résultat financier, il veut, avant tout, faire, comme il a dit, de la bonne musique. Installés pendant quatre ans au théâtre du Château-d'Eau, les Nouveaux concerts qu'il dirige viennent d'émigrer à l'Eden-Théâtre, derrière l'Opéra. Cette salle est aussi vaste que celle du Château d'Eau, mais elle contient moins de places, parce qu'elle est mieux aménagée; les auditeurs, moins nombreux, sont plus choisis; il n'y viennent ni par mode, ni pour manifester bruyamment, mais pour écouter avec recueillement. L'Eden-Théâtre, où, chaque soir, retentissent les grelots de la folie, est consacré, les après-midi du dimanche, au culte sévère de la musique.



M. Lamoureux est né à Bordeaux. Il entra fort jeune au Conservatoire, où il remporta à l'âge de dix-neuf ans le premier prix de violon. Après d'excellentes études d'harmonie et de contrepoint, il fut admis à la Société des Concerts, dont il devient, par la suite, le second chef d'orchestre. En 1873, il fonda l'Harmonie sacrée, phalange admirable, composée d'instrumentalistes et de choristes de premier ordre, et donna, au Cirque d'été, des auditions très suivies du Messie et de Judas-Macchabée, de Hændel, de la Passion, de Jean Sébastien Bach; il fit entendre aussi Gallia, de M. Gounod, et Eve, de M. Massenet.
Quand M. Carvalho prit la direction de l'Opéra-Comique, il choisit M. Lamoureux comme chef d'orchestre. Mais il n'y resta pas longtemps. Un soir, à la représentation de Saint-Mars, il eut avec M. Gounot une violente discussion à propos d'un mouvement à donner à un air de flûte; l'auteur le voulait plus lent, le chef d'orchestre prétendait que, joué plus vite, il produisait plus d'effet; ils persistaient tous deux à battre la mesure, mais chacun dans un mouvement différent; l'orchestre ne savait qui suivre. Les adversaires ne voulant pas céder, M. Carvalho les mit d'accord en priant M. Lamoureux de donner sa démission.
Trois mois après, il passa à l'Opéra, où il remplaça M. Deldevez. Ici, autre affaire. Ayant horreur de l'à-peu-près, il exigea des répétitions sans nombre, déclarant avec raison que notre première scène lyrique devait donner l'exemple d'une exécution parfaite. Tout le personnel trembla devant ce caractère tenace et cette volonté indomptable. Les artistes, déshabitués des études, se plaignirent auprès de leur directeur; Vaucorbeil les soutint et M. Lamoureux se retira, refusant d'encourir la responsabilité d'une interprétation médiocre.
C'est alors qu'il fonda les Nouveaux concerts. On n'a pas oublié, je pense, l'enthousiasme qu'ils explicitèrent dès la première séance. Tout le monde se plut à constater leur indéniable supériorité sur toutes les autres entreprises de ce genre. Cette supériorité, il l'a accrue encore, grâce à son incroyable énergie et à sa patience à toute épreuve. Pour certaines auditions, par exemple pour Tristan et Yseult, il n'a pas exigé moins de quinze répétitions; il prenait ses instrumentistes un par un; quand il était satisfait, il les groupait par famille d'instruments; enfin il ne les réunissait tous qu'après s'être assuré que chacun possédait bien sa partie. Un autre exemple prouvera le soin qu'il apporte aux moindres détails. Dimanche dernier on jouait l'ouverture de Léonore (n° 3), de Beethoven. On sait que dans la seconde partie se trouve un trait rapide des violons qui, attaqué piano, va crescendo jusqu'à la fin. Le commencement est joué par quatre violons d'abord, puis le trait est continué par huit violons; le nombre des instrumentistes augmente jusqu'à ce que toutes les cordes s'unissent dans un fortissimo formidable. Rien de surprenant, direz-vous; bien des orchestres procèdent de cette manière. Certainement, mais presque toujours la soudure est mal faite: car, dans un passage de mouvement très accéléré, il est difficile de reprendre la note précise. Eh bien! pour parer à cet inconvénient, les instrumentistes de M. Lamoureux qui attendent leur tour pour prendre part à l'ensemble, jouent tacitement en même temps que les autres; c'est à dire qu'ils exécutent le trait, avec les doigts, mais sans que l'archet fasse vibrer la corde; il en résulte que, lorsque le moment est venu pour eux d'attaquer, ils saisissent en quelque sorte, la note au vol, et le trait s'achève dans une immense progression, sans secousse et sans soubresaut.
Rien n'arrête, rien ne rebute M. Lamoureux; aussi son orchestre, composé de 114 instrumentistes, est-il aujourd'hui sans rival; il résonne superbement dans un ensemble merveilleux; il est absolument parfait. Les nuances les plus fines, les intentions les plus délicates sont rendues avec un soin inimitable, sans que jamais la mesure soit altérée. Dédaigneux des succès faciles, M. Lamoureux se garde, dans les rentrées, de retarder le mouvement pour souligner le retour au motif principal. Il sait qu'il a devant lui un public intelligent, il n'a donc pas besoin de grossir ses effets.
Comparez, par exemple, les deux manières d'interpréter le Pizzicati du ballet de Sylvia, de M. Léo Delibes, au Châtelet et à l'Eden-Théâtre (je choisis exprès ce morceau, parce que tous les pianistes le connaissent). A la mesure qui n'a pas d'accompagnement à la main gauche, vous la trouverez facilement, c'est la seule de tout le morceau qui soit ainsi, M. Colonne ralentit jusqu'à la septième double croche; il prend un léger temps d'arrêt jusqu'à la huitième, et comme cette dernière note (sol) fait partie du motif de rentrée, il l'isole des précédentes et la rattache à l'idée principale. Cette façon d'interpréter n'est pas mauvaise, elle produit même beaucoup d'effet sur le public parfois vulgaire du Châtelet. M. Lamoureux procède autrement; il se borne simplement à suivre les indications de l'auteur: il diminue le son, mais ne ralentit pas le mouvement, parce que M. Delibes n'a pas écrit qu'il faut retarder à cet endroit. C'est là une preuve de goût qui honore le chef d'orchestre et en même temps son public; M. Lamoureux montre ainsi en quelle haute estime il tient son auditoire, puisqu'il n'est pas obligé d'outrer les effets pour lui plaire et pour attirer ses applaudissements.
Je crois en avoir assez dit pour engager nos jeunes abonnés à suivre assidûment les matinées dominicales de M. Lamoureux. Ceux d'entre qui sont déjà familiarisés avec les chefs-d'oeuvre les entendront exécuter avec une rare perfection; ceux qui ne les connaissent pas encore éprouveront un plaisir extrême à en découvrir les beautés, guidés qu'ils seront par un orchestre d'élite et par un chef incomparable.

                                                                                                             Julien Torchet.

Musée des Familles, Lectures du soir, 2ème semestre 1885.

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