Comment et par qui Gordon a-t-il été tué au moment de la chute de Kartoum ? C'est ce qu'on ne sait pas encore d'une façon certaine, et peut être ne le saura-t-on jamais. Plusieurs versions ont circulé à ce sujet en Egypte. Voici la dernière: un Grec échappé aux mahdistes vient de l'apporter toute chaude à Souakim. Nous laissons au récit sa saveur orientale:
"Je me nomme Demetrio Georgio. Je suis d'origine grecque, né à Berber. J'ai pu arriver à Kassala sous un déguisement mahdiste. J'ai quitté Khartoum il y a deux mois. J'y étais quand Hicks-Pacha en est sorti pour aller se faire massacrer avec toute son armée. J'y étais aussi au moment où la ville est tombée. Les eaux du Nil avaient baissé au point que la partie de Khartoum en bordure sur le fleuve restait ouverte. Les brèches de la muraille étaient occupées par les troupes placées sous le commandement de Feregh-Pacha. Cette nuit là, Feregh fit abandonner les brèches à ses hommes en disant qu'il fallait surveiller les abords du fleuve. Gordon avait en lui une confiance absolue. A peine les troupes eurent-elles évacué les brèches que l'assaut eut lieu sur deux points. A la plus grande brèche, il n'y eut même pas ombre de résistance. Il est certain que Feregh a trahi. C'est lui qui avertit le Mahdi de l'approche de l'armée anglaise et qui lui fit dire: "Si vous n'attaquez pas cette nuit, tout est perdu..."
"La nuit fut terrible. Jusqu'à ma dernière heure, j'entendrais ces effroyables hurlements, les cris de ceux qu'on égorgeait, l'odeur chaude du sang qui empestait l'air. J'avais trois amis, Grecs comme moi, que j'aurais voulu sauver. Je les fis entrer dans ma maison. Je possédais deux uniformes mahdistes, qui m'avaient été cédé par un Arabe; j'en revêtis un et je donnai l'autre à l'un de mes amis. Comme nous venions de les mettre, des Arabes entrèrent; à ma vue, ils dirent que je devais me rendre immédiatement au palais du gouvernement, qu'ils appelaient le Sérail. " Pourquoi cela ? demandais-je. Parce que tous les officiers du Mahdi y sont pour prendre Gordon..."
"A ce moment, ils remarquèrent que mon second ami n'avait pas l'uniforme mahdiste. Aussitôt, celui qui les commandait leur ordonna de le tuer; ce qu'ils firent. Puis ils nous entraînèrent au palais.
"Nous y arrivames par la cour de derrière, celle où il y a un sycomore. La porte y avait été enfoncée. Gordon était au balcon donnant sur la rivière et fumait sa cigarette en compagnie du médecin principal et du consul de Grèce, Nicolas Lemendita. Plus de cinq cents derviches, que le Mahdi avait envoyés, dit-on, avec ordre de prendre Gordon vivant, se trouvaient en bas de l'escalier hurlant: "Gordon-Pacha!... Gordon-Pacha!..."
" Le général quitta le balcon et se retira dans son appartement. Ceux qui étaient avec lui voulurent qu'il tentât de s'échapper, disant qu'il y avait encore une poterne libre. Mais il repoussa leur conseil avec indignation et revêtit son grand uniforme. Bientôt, il reparut au balcon, et s'adressant d'un air dédaigneux à cette tourbe de derviches qui vociféraient dans la cour:
"- Vous demandez Gordon-Pacha ? dit-il. C'est moi. Vous n'avez qu'à monter.
" Mais les derviches n'osaient désobéir au Mahdi, qui leur avait donné l'ordre de rester dans la cour et de ne tuer personne au Sérail. Ils se contentèrent donc d'arborer leur drapeau sur la porte et d'aboyer de plus belle; Gordon restait toujours au balcon, avec son air audacieux.
"Sur ces entrefaites, arrivèrent plusieurs généraux du Mahdi, un certain Nasr, frère d'Abou-Girgèle, un neveu d'Abd-el-Rahman, d'autres encore. Les derviches, voyant que ce sont des chefs, les laissent passer. Ils montent l'escalier et demandent le pacha. Aussitôt Gordon se présente sur le palier, disant: "Me voilà." Et il leur remet son épée, à la manière militaire, comme pour dire qu'il sait la ville prise et qu'il se rend conformément aux usages de la guerre. Nasr reçoit cette épé de la main gauche, et en même temps, de la droite, il porte au prisonnier le coup le plus déloyal et le plus innatendu. Gordon, il est à peine besoin de le dire, aurait chèrement défendu sa vie, s'il n'avait pas compté être honorablement traité. Mais il tomba et roula sur l'escalier. Aussitôt, un autre mahdiste lui porta au coeur un coup qui l'acheva.
"Ainsi mourut Gordon. Je l'ai vu de mes yeux. Je réussis à m'échapper grâce à l'émoi causé par la catastrophe. D'aucuns disent que son corps a été dépecé en petits morceaux; d'autres qu'il a été embaumé et envoyé au Mahdi. Il y eut certainement des cadavres mis en pièces; mais j'inclinerais à croire que ce fut ceux du médecin et du consul de Grèce. Les soldats nègres de l'armée Egyptienne se battaient bravement, mais quand ils virent que tout était perdus, ils se rendirent: les Arabes passèrent un jour entier à les massacrer. Ils n'épargnèrent que les régiments dont ils avaient acheté la connivence. Encore leur chef n'eut-il pas la vie sauve. Quand on l'introduisit en sa présence, le Mahdi dit à Feregh: "tu étais esclave et le gouvernement égyptien t'a fait pacha. Tu viens de le trahir; sans doute, tu me trahiras aussi à l'occasion...qu'on lui tranche la tête!..." Et ce fut fait."
Telle est l'histoire racontée par Demetrio Georgio. Elle paraît assez vraisemblable et se trouve corroborée sur plusieurs points par des faits notoires: par exemple par cette circonstance que tous les soldats égyptiens survivants au massacre appartiennent au même régiment. Quelque uns d'entre eux sont parvenus, l'an dernier, à regagner Le Caire et ont été traduits en cour martiale. Ils avaient eu l'aplomb de présenter au Trésor égyptien des billets de banque émis par Gordon. L'éveil fut donné par un Français, M. Vaillant, chef de la trésorerie soudanaise; quoique les billets eussent été endossés par le ministre de la guerre, il refusa formellement de les honorer: " Payer les assassins de Gordon! jamais! écrivit-il à son chef hiérarchique. Faites-le, si vous le jugez bon. Quand à moi, je n'en ferai rien."
X...
Journal des Voyages, dimanche 14 avril 1889.
"Ainsi mourut Gordon. Je l'ai vu de mes yeux. Je réussis à m'échapper grâce à l'émoi causé par la catastrophe. D'aucuns disent que son corps a été dépecé en petits morceaux; d'autres qu'il a été embaumé et envoyé au Mahdi. Il y eut certainement des cadavres mis en pièces; mais j'inclinerais à croire que ce fut ceux du médecin et du consul de Grèce. Les soldats nègres de l'armée Egyptienne se battaient bravement, mais quand ils virent que tout était perdus, ils se rendirent: les Arabes passèrent un jour entier à les massacrer. Ils n'épargnèrent que les régiments dont ils avaient acheté la connivence. Encore leur chef n'eut-il pas la vie sauve. Quand on l'introduisit en sa présence, le Mahdi dit à Feregh: "tu étais esclave et le gouvernement égyptien t'a fait pacha. Tu viens de le trahir; sans doute, tu me trahiras aussi à l'occasion...qu'on lui tranche la tête!..." Et ce fut fait."
Telle est l'histoire racontée par Demetrio Georgio. Elle paraît assez vraisemblable et se trouve corroborée sur plusieurs points par des faits notoires: par exemple par cette circonstance que tous les soldats égyptiens survivants au massacre appartiennent au même régiment. Quelque uns d'entre eux sont parvenus, l'an dernier, à regagner Le Caire et ont été traduits en cour martiale. Ils avaient eu l'aplomb de présenter au Trésor égyptien des billets de banque émis par Gordon. L'éveil fut donné par un Français, M. Vaillant, chef de la trésorerie soudanaise; quoique les billets eussent été endossés par le ministre de la guerre, il refusa formellement de les honorer: " Payer les assassins de Gordon! jamais! écrivit-il à son chef hiérarchique. Faites-le, si vous le jugez bon. Quand à moi, je n'en ferai rien."
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Journal des Voyages, dimanche 14 avril 1889.
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