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vendredi 25 octobre 2013

Un homme qui se met en loterie pour se marier.

Une surprise amère.

Partant de ce principe, assez universellement accepté pour être presque passé en proverbe, que le mariage est une loterie, Mr. Uriel W. Turtel, citoyen de la ville de Boston, aux Etats-Unis, forma un jour le projet de ne pas faire les choses à demi et de s'en remettre au hasard, dans son jeu le plus complet, pour prendre femme devant le Seigneur.
Alors que le commun des mortels tire le bonheur ou le malheur à la loterie de l'existence avec une femme déterminée, qu'ils ont dûment vue et choisie avec plus ou moins d'indépendance et de flair, Mr Turtel prétendit faire précéder cette épreuve de chance par un autre jeu de fortune qui lui amènerait sa femme du plus profond de l'inconnu sans aucun choix de sa part.
" Je vais me mettre en loterie pour les femmes qui voudraient tenter le hasard, se dit donc Mr Turtel, et, du même coup, les mettre en loterie pour moi. Comme entrée de jeu, la partie est même beaucoup plus avantageuse pour moi que pour elles, car, tandis que chacune de mes partenaires n'a qu'un homme comme enjeu, avec une minime fraction de chance de l'avoir, moi, par contre, j'ai devant moi une multitude de femmes, avec la certitude absolue d'en gagner une."
Sacrifiant donc une petite somme d'argent qui lui restait d'une récente déconfiture financière, il fit insérer une annonce dans les journaux les plus répandus de l'Union. Il y expliquait brièvement l'économie de sa combinaison. Elle était d'ailleurs très simple, et, au point de vue de la dot, ne manquait pas d'ingéniosité, comme on va le voir.
Le prix du billet était fixé à un dollar, le nombre en étant illimité. En échange d'un dollar reçu, Mr. Turtel envoyait un numéro d'ordre. Au bout d'un délai de cinq semaines, la liste des prétendantes était close et le tirage devait avoir lieu devant témoins qualifiés pour assurer à l'opération la loyauté la plus parfaite. Les sommes envoyées par les prétendantes formeraient la dot de celle que le sort favoriserait, en telle sorte que chacune, courait la chance de recevoir du ciel une dot et un mari.
Il fut fait comme il fut dit, et, le jour du tirage, pour Noël dernier, le nombre des concurrentes s'élevait à 121.347, ce qui chiffrait la dot à 600.000 francs, chiffre rond. Mr. Turtel, exultait; mais sa joie fut de courte durée. Il tomba du haut de son rêve quand il apprit qu'il avait été gagné par cinq négresses.
En effet, cinq pauvres domestiques de couleur, trop pauvres pour acheter un billet chacune, s'étaient cotisées entre elles pour acheter un billet collectif, avec la condition préalable que, si la chance favorisait ce billet-là, elles feraient une nouvelle petite loterie ensemble pour déterminer par le hasard à qui reviendrait le mari. Ce nouvel appel au sort ayant été fait, Mr. Turtel eut la déconvenue d'apprendre qu'il était fiancé par le destin à Sarah Napoléon, une négresse cafre de soixante sept ans, alcoolique et bossue.
Mr. Turtel refusa de s'exécuter, arguant que la race nègre ne fait pas partie de l'humanité. Sarah Napoléon maintint ses droits. Sur quoi Mr. Turtel lui offrit la somme seule, sans lui. Alors une protestation éclata parmi les 121.346 prétendantes, et Sarah, se sentant soutenue, ouvrit contre Mr.Turtel, devant les tribunaux de Boston, un procès qui passionne le public en ce moment. Si les robins d'Amérique ressemblent à ceux d'autres pays, il est à craindre que la dot ne soit mangée par les frais.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 22 février 1903.

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