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mardi 8 octobre 2013

La navigation aérienne.

Voyage en cerf-volant.

L'homme a conquis la terre et les mers; il a planté le drapeau de la civilisation sur les hautes cimes des Cordillères et sur les montagnes de glace du pole Nord; mais il poursuit encore la conquète de l'air.
Depuis la fable d'Albaris faisant le tour de la terre sur une flèche d'or, présent d'Apollon, depuis la légende de Dédale et Icare s'enfuyant à tire-d'aile de la prison où ils gémissaient, l'humanité impuissante s'épuise en vains et stériles efforts à la poursuite de son rève ambitieux.
Les siècles ont succédé aux siècles, les générations aux générations et les tentatives périlleuses aux expériences remarquables, sans que l'homme puisse entrevoir la solution du grand problème.
La navigation aérienne est encore à trouver. L'atmosphère s'obstine à lui échapper.
Cependant on a pu se croire, un instant, en possession de la route du ciel.
Il n'existe pas dans l'histoire des inventions célèbres une découverte qui ait exité autant d'enthousiasme, donné autant d'espérances, causé autant de désillusion que la découverte encore stérile des frères Montgolfier.
Le 19 septembre 1783, Etienne et Joseph Montgolfier recevaient la consécration officielle de leur invention en faisant partir en présence du Roi et de tous les grands corps savants réunis, un aérostat, de la grande cour du château de Versailles. Lorsque ce globe, gonflé d'air chaud, s'enleva majestueusement de terre pour voyager dans l'espace, il courut comme un frémissement à travers toute cette population, qu'avait peine à contenir la ville de Louis XIV.
On était au lendemain de l'établissement de la République américaine et à la veille d'un grand bouleversement social. Franklin, par sa présence sur l'estrade royale, rappelait à la France la part glorieuse qu'il venait de prendre dans la guerre de l'Indépendance, et il semblait à tous que ce vaisseau aérien, qui voguait vers les régions de l'espace, invitait la nation à s'élancer, elle aussi, vers des destinées nouvelles pour établir, au milieu des tourmentes, sur les ruines de la féodalité et de l'absolutisme, les droits de l'homme, la liberté.
On aurait dit que le peuple avait le pressentiment de l'ère qui allait s'ouvrir: il accueillait avec transport et comme un heureux présage cette révolution dans les sciences physiques.
La découverte des aérostats, après avoir exité, comme nous l'avons dit, une surprise, une émotion, un enthousiasme universels et sans exemple, fut bientôt délaissée; frappée d'ostracisme par la science, elle dut, pour ne pas tomber dans l'oubli, se réfugier dans les foires.
Elle ne méritait pas un pareil délaissement. Les beaux travaux du général Meunier, de Carnot et de Charles ainsi que les belles expériences de MM. Giffard et Dupuy de Lôme, ont arraché l'aérostation de cette déchéance prématurée.
Si le ballon n'est pas appelé à donner la solution pratique du plus grand problème qui ait jamais tenté le génie de l'homme, il est appelé du moins à rendre de grands services. La France en a fait l'expérience pendant la guerre franco-allemande de 1870-71 et le gouvernement a rétabli avec raison l'Ecole de Meudon que Napoléon 1er avait détruite en brisant la République.
Les savants et les chercheurs sérieux qui se sont occupés, depuis le commencement de ce siècle, de l'étude spéciale de la navigation aérienne, tendent à réaliser la translation dans l'espace au moyen d'appareils plus lourds que l'air.
Cette préférence pour les appareils d'aviation s'explique si l'on considère que le ballon est un flotteur que les grands courants aériens transportent dans leur course comme le bouchon qu'entraîne le fleuve.
Les beaux travaux et les remarquables expériences de Cayley, de Wenham et de MM. Moy et Schill en Angleterre, de MM. le professeur Marey, Pénaud et Arsène Olivier en France, aideront certainement à la solution du problème s'ils ne la précipite pas. Peut-être ceux-ci ont-ils eu le tort de s'attacher de façon trop exclusive à l'imitation du vol des insectes et des oiseaux et de négliger l'étude du cerf-volant.
Ce jouet si simple qui est entre les mains de tous les enfants et dont raffollent les Japonais, renferme le secret de la navigation aérienne. C'est avec le cerf-volant que Franklin, plus heureux que Prométhée, a ravi les feux du ciel en foudroyant la foudre; c'est peut être encore avec cette voile aérienne qu'ils nous sera donné de voir les voyageurs transportés dans les airs et parcourir les plaines immenses de l'atmosphère.
D'ailleurs, l'expérience n'est plus à faire, comme le prouve le voyage en cerf-volant que nous allons raconter. Ce voyage a été accompli par une intrépide Anglaise. Nous en empruntons le récit à M. Weuhame qui le rapporte dans son célèbre travail sur les lois de Suspension des corps graves en mouvements dans l'air.
Voici ce qu'à écrit ce savant ingénieur:
"Le cerf-volant, employé pour obtenir un enlèvement illimité et une force de traction dans certains cas où il peut être d'une application très avantageuse, semble avoir été trop souvent négligé. Quant à sa puissance pour enlever des poids, empruntons au Vol. XLI of the Transactions of the Society of Arts, la relation suivante qui indique le procédé dont se servait le capitaine Dansey pour communiquer avec la côte sous le vent.
"Son cerf-volant de neuf pieds, fabriqué en toile de Hollande, était tendu par deux tiges diagonales et mesurait une surface de cinquante-cinq pieds carrés. Le cerf-volant, par une forte brise, portait 1.005 mètres de ligne de 0,016 de circonférence et en aurait pu porter davantage...La toile de Hollande pesait 1.582 grammes, les traverses, 3.071 kilog, la queue cinq fois plus longue se composait de 3, 640 kilog de cordes et de 14 planche d'orme pesant ensemble un poids de 10.010 kilog.
"C'est un fait remarquable que ces 41 kilog 973 grammes enlevés par une surface ne mesurant pas plus de cinq mètres carrés.
" Tout nous porte à croire, continue Weuhame, qu'en se servant de cerfs-volants on courrait beaucoup moins de risque qu'avec le ballon de reconnaissance dont on fait encore un fréquent usage pour les services de la guerre.
"Ces idées ont eu une application pratique, il y a quelque années déjà. Dans un opuscule intitulé "History of the chair volant or Kate carriage" publié pas Longmann et Cie, on relève les remarques suivantes:
" Ces voiles légères possédant une puissance considérable, serviront, comme nous l'avons déjà dit, d'observatoires aériens. Elevés dans les airs, une seule sentinelle, à l'aide d'une lunette d'approche, pourrait signaler et surveiller l'approche des masses ennemies quelles qu'elles soient, alors même qu'elles seraient encore très éloignées. Elle pourrait remarquer leur ligne de marche, la composition et la puissance générale de leurs forces, longtemps avant d'être aperçue par l'ennemi."
 Et maintenant, nous voici au voyage en cerf-volant dans les airs.
"On ne possédait encore aucune expérience de quelque valeur pour ainsi dire, lorsqu'on tenta d'enlever ou de déplacer de grands poids. Pendant que nous sommes sur ce sujet, nous ne devons pas oublier de rappeler que la première personne qui s'éleva dans les airs au moyen d'un cerf-volant fut une femme dont on ne saurait nier le grand courage. Après avoir placé un fauteuil sur le sol, on diminua le cordage du cerf-volant en larguant la plus petite attache; on lia fortement la chaise à la plus longue et la dame y prit place. Lorsqu'on déroula la corde, la voile immense et légère s'éleva dans les airs en emportant son précieux fardeau, et continua à monter jusqu'à la hauteur de quatre vingt onze mètres. Après sa descente, la dame exprima le grand plaisir que lui avait procuré le doux balancement du cerf-volant et le coup d'oeil ravissant dont elle avait joui."
Bientôt après, le fils de l'inventeur répéta cette expérience avec autant de hardiesse que de bonheur; il s'agissait d'escalader, à l'aide de cette puissante machine aérienne, le sommet d'une falaise à pic et de soixante et un mètres de hauteur.
Ici, après avoir pris pied sur la hauteur sans accident, l'expérimentateur prit de nouveau place dans un fauteuil ad hoc, s'éleva une seconde fois dans les airs et, détachant la ligne-anneau qui maintenait la chaise après le cerf-volant, il prit terre en se laissant glisser doucement le long du cordage jusqu'à la main du directeur de l'appareil.
La voile légère employée en cette circonstance était faite en grosse toile; elle avait neuf mètres de hauteur et une largeur proportionnée.
L'enlèvement de la machine avait été des plus majestueux; rien ne pouvait surpasser la régularité de sa manoeuvre, la précision et la sûreté avec laquelle elle obéissait à l'action des lignes, et la facilité avec laquelle sa force était diminuée ou accrue...
Ces voyages aériens furent suivis d'une expérience encore plus neuve et des plus hardies. Une voiture avec une charge considérable fut entraînée par le cerf-volant qui enlevait en même temps dans les airs un observateur. C'était presque la réalisation du vol...
Que les inventeurs abandonnent donc leurs chimères !
Qu'ils entrent, par l'étude du cerf-volant, dans la vraie voie de la navigation aérienne.

                                                                                                    Léon de Saint-James.

Journal des Voyages, dimanche 24 mars 1889.

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