Qui n'a entendu parler de l'"orme Saint-Gervais", cet arbre à la fois historique et légendaire, qui, pendant des siècles, servit à désigner un carrefour imposant au nord de Lutèce, devant l'antique église dont le fronton se dresse encore aujourd'hui rue François-Miron ? Ce quartier qui avoisine l'hôtel de ville est un des plus anciens de la capitale, un de ceux où se déroulèrent les scènes les plus décisives et les plus tumultueuses de notre histoire, et l'orme de Saint-Gervais était plus vieux encore que ce quartier puisque, dès le VIe siècle, on en trouve mention dans certains documents. Populaire pendant tout le Moyen Age et les temps modernes, il résista à la grande révolution, en dépit d'une délibération de la Commune de Paris, dâtée du 2 ventôse, et qui arrêtait:
"Le Conseil décide que l'orme Saint-Gervais sera abattu, que l'administration des travaux publics l'emploiera à faire des affûts de canon et que ses branches, réduites en cendre, serviront à la fabrication du salpêtre."
C'était une destination bien belliqueuse pour un arbre si paisible. Aussi l'exécution fut-elle ajournée. Car, bien que d'aucuns prétendent que l'orme était encore en place en 1832 et ne dut être abattu qu'en 1850, il est plus logique de faire remonter sa disparition aux premières années du Premier Empire.
Cet orme Saint-Gervais, ainsi que les autres arbres plantés au seuil de beaucoup d'églises avait donné à la place où il s'élevait une physionomie bien particulière. Comme ailleurs les fontaines et les statues, c'est autour de lui que les enfants menaient leurs jeux, que bavardaient les commères, que les bourgeois importants du quartier échangeaient leurs observations sur les faits du jour et la politique. Il allait jusqu'à servir d'enseigne aux boutiquiers du voisinage, et comme on s'y donnait fréquemment rendez-vous, l'expression populaire: "Attendre sous l'orme" ne tarda pas à prendre naissance.
Naturellement, aux jours de liesse, c'est à l'entour de l'orme que dansait la belle jeunesse; une vielle, un violon, un flageolet juché sur des tonneaux formaient l'orchestre; l'éclairage était fourni par des guirlandes de lampions.
A la belle saison, on venait s'asseoir à son ombrage, sur l'espèce de margelle de pierre qui l'entourait, les femmes filant ou tricotant. Il n'est pas jusqu'aux baillis seigneuriaux qui avaient établi leur juridiction sous le porche de Saint-Gervais, qui ne vinssent là trancher les litiges et juger leurs vassaux. On y vit des mousquetaires empanachés causant avec leurs payses, et plus tard, les gardes françaises tordrent leurs moustaches d'un air vainqueur.
Puis, l'orme, qui avait vu passer tant de beaux cortèges de rois dorés et chamarrés, entendit un jour le roulement des pièces de canon. Et sa fin devait coïncider avec la fin de l'Ancien Régime.
Eh bien ! l'orme Saint-Gervais, évocateur de tout un passé lointain, va renaître. Grâce à l'initiative de l'abbé Gauthier, curé de Saint-Gervais, Parisien érudit, grand amoureux des souvenirs historiques dont son quartier foisonne, la Commission du Vieux-Paris a présenté un rapport favorable à cette "restitution" et l'administration municipale vient de décider qu'on replantera l'orme sur un refuge, devant le portail de l'église, à la place même qu'il occupa jadis.
A l'heure où renaissent partout les anciennes "fêtes de l'arbre", où l'on voit planter chez nous des "arbres de la mutualité", où, aux Etats-Unis, avec l'arbor-day, en Italie, avec la "Fête annuelle scolaire de l'arbre", on cherche à répandre parmi la jeunesse le respect des arbres, cette nouvelle sera particulièrement bien accueillie.
En outre, en renaissant de ses cendres, l'orme Saint-Gervais, renouant les traditions les plus chères à nos pères, réjouira chez nous tout ceux qui aiment retrouver, au coeur de notre trépidant vingtième siècle, les humbles et touchants vestiges de notre glorieux passé.
Jacques Freneuse.
Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.
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