Dans certains quartiers luxueux de Paris, où le terrain atteint des prix invraisemblables, où quelques mètres carrés de sol valent une petite fortune, on demeure parfois surpris de voir d'orgueilleux jardins, des parcs touffus, où se prélassent des arbres centenaires, et dont l'anachronisme semble un défi à l'actuelle manie de bâtir. Il y a un jardin au coin de la rue de la Boétie et des Champs-Elysées; il y en a d'autres avenue de l'Alma, où d'antiques platanes tordent leurs branches rabougries jusqu'au dessus de la chaussée. Et, rue de Monceau, des hôtels sont enfouis dans la verdure, entourés de bocages, où paissent, dit-on, des biches.
Le Parisien affectionne ces parcs dont il ne voit le plus souvent que les frondaisons, derrière de hauts murs: ils sont, pour lui, d'abord synonymes de richesse, et ces quartiers luxueux existeraient-ils s'il n'y avait pas de grosses fortunes ? Ils distillent, en outre, par leur végétation même, l'air le plus pur qui soit; enfin, ils sont pour la plupart pleins de souvenirs historiques, et l'on ne se rappelle jamais sans plaisir et surprise que Louis XIII faisait, en carosse, le voyage de Chaillot pour y aller courre le lièvre ou le cerf, sous ces ombrages mêmes dont nous admirons aujourd'hui les derniers vestiges.
C'est pourquoi, beaucoup d'entre nous ne voient pas sans regret les maisons de sept étages envahir de plus en plus des coins de Paris où nos mères ont joué aux "grâces" sur de fraiches pelouses, et quand on vient nous dire que le Parc de la Muette va disparaître, nous demeurons consternés.
Que de souvenirs évoque en effet le château de la Muette ! Depuis la confiscation du domaine de l'Assomption et de l'hôtel Biron, aux Invalides, c'est le dernier château de Paris. Il fut, au seizième siècle un rendez-vous de chasse: d'où son nom de Pavillon de la Meute qui, par corruption, devint Pavillon de la Muette. C'était alors un domaine royal et l'on chassait la grosse bête dans le Bois de Boulogne, ancienne forêt de Rouvray. Puis il appartint à la première femme de Henry IV, le reine Margot. Louis XIII, passionné de chasse, agrandit ce pavillon. M. de Catelan, capitaine des gardes, en fit son logis, et y eut pour successeur M. d'Armenonville. Mais l'époque la plus éclatante du Château de la Muette fut celle du Régent.
A en croire certains chroniqueurs, c'est là qu'eut lieu la première course de chevaux, en 1651. Le 15 mai 1651, le duc d'Harcourt et le duc de Joyeuse engagèrent un pari de mille écus sur leurs chevaux spécialement entraînés. Partis de la Muette devant un certain nombre de personnages de la Cour, les concurrents passèrent par Boulogne, remontèrent vers le château de Madrid et revinrent à la Muette. Un journal de l'époque nous a conservé le nom du "piqueur" qui gagna pour le duc de Joyeuse: il s'appelait le Plessis. On voit donc que la prétendue première course de chevaux, importée par les Anglais en 1776, dans la plaine des Sablons, avait eu un précédent bien français.
Le premier château qui fut bâti à la place de l'ancien pavillon est dû à la libéralité du Régent qui en fit don à sa fille, la duchesse du Berry. Celle-ci y tint une véritable cour et y reçu notamment le tsar de Russie, Pierre le Grand. Elle y mourut en 1719, après une existence des plus mouvementées. Sa fin, d'ailleurs, ne le fut pas moins. A sa fille gravement souffrante, le Régent envoya un certain empirique du nom de Garus, inventeur d'un élixir incomparable aux dires de ceux qui en avaient usé. La duchesse en absorba un flacon et s'en trouva grandement soulagé. Mais la Faculté veillait, et le médecin officiel de la cour, Chirac, ne put supporter l'idée que la duchesse pouvait être guérie par un autre que lui. C'est pourquoi, il lui administra un remède qui, non seulement détruisit l'effet du premier, mais la plongea en agonie. Et la royale malade rendit l'âme au milieu des disputes de Darus et de Chirac, celui-ci allant jusqu'à lui souhaiter "bon voyage !" avec une ironique révérence.
Le Régent fit hommage du domaine de la Muette à Louis XV, qui confia à l'architecte Gabriel le soin de l'agrandir et de lui donner la physionomie qu'il a gardée jusqu'ici.
La Muette s'étendit alors du Ranelagh jusqu'à la plaine des Sablons. Deux rues ont conservé le nom de ses dépendances: la Pompe et la Faisanderie. C'est vers ce temps, en 1722, qu'un certain Deschamps, directeur de la manufacture de Sainte-Etienne, vint à la Muette présenter au Régent et à Louis XV enfant le premier fusil à répétition. Cet engin merveilleux lançait vingt balles en cinq minutes, mais il ne paraît pas avoir intéressé le moins du monde le jeune souverain. C'est à la Muette également que Buffon montra le pouvoir des rayons convergents en mettant le feu, avec une lentille, à quelques brindilles.
C'est à la Muette encore que Marie-Antoinette, venue d'Autriche pour épouser Louis XVI dauphin, passa ses premiers jours de Paris. Elle prit plaisir à se promener dans le Bois de Boulogne et ses courtisans trouvèrent du dernier bien qu'elle y eut adressé la parole à un vieux fagottier. Croirait-on que l'aérostation doive quelque chose, elle aussi, au château de la Muette ? On peut dire qu'elle y prit véritablement naissance. Le 21 octobre 1783, Pilatre de Rozier, accompagné du marquis d'Arlandes, s'y éleva dans une immense montgolfière fleurdelysée. Ils montèrent à près de 1000 mètres et descendirent, un quart d'heure plus tard, de l'autre côté de Paris, au lieu-dit la Butte-aux-Cailles.
Marie-Antoinette eut une véritable passion pour ce domaine où elle prit l'idée du Petit Trianon, avec sa ferme et sa laiterie. Elle participa aux bals champètres que les dames de la cour avaient imaginé de donner sur la pelouse et, peu après, elle inaugurait la salle de bal qu'un certain Morisan avait obtenu de construire dans le jardin, lui donnant le nom d'un bal célèbre à Londres, le Ranelagh.
Encore quelques années et, le 14 juillet 1790, les jardins de la Muette verront, le soir de la Fête de la Fédération, le spectacle du banquet offert par la Ville de Paris à 25.000 fédérés enthousiastes, saluant les temps nouveaux et l'aurore de la Liberté.
La Muette sera alors abandonnée: Louis XVI, pour allèger ses charges, tentera vainement de la vendre. Une partie du parc, en 1791, sera défrichée et convertie en carrière. La propriété sera morcellée. Une partie sera aliénée, l'autre restera proprité de l'Etat, puis de la Couronne, jusqu'au commencement du règne de Louis XVIII, époque à laquelle elle sera définitivement distraite de la Liste civile. Un acquéreur se présentera alors, dans la personne de Sébastien Erard, le grand fabricant de pianos, qui en 1820, paiera cette propriété 275.000 francs.
Elle appartient aujourd'hui à M. de Franqueville, neveu par alliance des Erard, qui entretint et répara l'oeuvre, demeurée presque intacte, de l'architecte Gabriel.
La loi sur les propriétés non bâties, imposant de 80.000 francs le parc de la Muette, sera la cause de son morcellement et peut être de sa disparition. Avec M. d'Andigné, un des plus actifs des conseillers municipaux de Paris, qui a invié "l'Administration à rechercher d'urgence le moyen de conserver à Paris la propriété de la Muette", on ne peut que le regretter profondément. C'est, en trop peu de temps, trop des merveilles de notre capitale qui s'en vont. Ses aspects les plus célèbres sont de jour en jour détruits, sans qu'on se soucie suffisamment des raisons historiques qu'il y aurait d'y veiller.
Cette fois, en outre, l'hygiène publique est directement intéressée à la question. Paris étouffera si l'on détruit ce qui reste d'espaces boisés et si l'on raréfie son air en entassant sans mesure, les unes contre les autres, les casernes modernes que sont nos maisons de rapport.
Jacques Freneuse.
Le Journal de la Jeunesse, premier semastre 1913.
Jacques Freneuse.
Le Journal de la Jeunesse, premier semastre 1913.
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