Translate

jeudi 17 octobre 2013

Le Carnet de Madame Elise.

Conseils à une jeune mariée.

Mais oui, c'est un fait unanimement reconnu: les femmes sont astucieuses et rusées; on affirme souvent même qu'elles ne sont jamais entièrement de bonne foi et qu'au travers de leur sincérité la plus démonstrative, on peut toujours trouver une prudente réserve.
Cette réputation date de loin, nous l'avons acquise dès le paradis terrestre et depuis nous n'avons fait que l'accréditer dans l'opinion publique.
Ce serait un mensonge inutile et maladroit de prétendre que les femmes n'usent point d'habileté. Pourquoi nous en défendre d'ailleurs ? Si la nature nous a donné ces qualités souples et avisées, cette adresse à profiter des situations les plus contraires, cette ténacité silencieuse dans nos désirs et cette faculté patiente de consigner les menues observations, de retenir les détails les plus insignifiants, pour en tirer parti un jour, nous n'avons pas à en rougir.
Ce sont nos armes légitimes; nos adversaires sont prévenus, puisque nous dévoilons nous-mêmes notre tactique; et si nous ne livrons jamais que le bon combat, personne n'a le droit de nous rien reprocher. 
Il est même certains cas où les femmes ne savent pas assez utiliser leurs facultés adroites et c'est aux jeunes mariées que je veux aujourd'hui donner de bons conseils à ce sujet.
La joie d'entrer dans son petit ménage, le bonheur d'aimer, l'orgueil intime d'être admirée, adulée en tout lui font perdre la tête; pendant les fêtes de fiançailles et du mariage elle a été le centre de toutes les sollicitudes, aussi a-t-elle perdu la notion exacte de sa véritable valeur; pour achever de l'étourdir, son jeune mari lui répète à satiété qu'il l'adore, qu'elle est exquise; il la gâte, approuve tous ses actes, excuse toutes ses fautes.
Elle se complaît naïvement dans cette attitude "d'idole" et finit par oublier que cette dignité excessive n'est que momentanée.
Si la vanité ne lui faisait pas perdre son sang froid, elle aurait merveilleusement exploité cette situation favorable et transitoire pour assurer le bonheur et le repos de toute sa vie.
Le procédé est très simple: voilà un jeune époux, très épris, disposé à l'admiration à outrance, à l'indulgence sans restriction; n'est-ce pas le moment unique de lui donner une bonne opinion de soi-même, de ses qualités d'ordre, d'économie, d'activité ?
Une jeune mariée se fait souvent gâter avec imprudence, parce que son mari lui répète: " qu'importe le repas pourvu que nous le mangions en tête à tête? "elle est négligente, étourdie.
Avec de grands éclats de rire, elle apporte sur la table des légumes mal cuits ou un rôti brûlé; elle se dit qu'un doux baiser réparera tout; pour l'heure présente, elle ne se trompe pas.
Mais elle oublie que l'amour, sans rien perdre de ses solides assises, ne gardera pas indéfiniment cette cécité souriante et que son mari sera bientôt agacé par sa négligence perpétuelle.
Les hommes ne sont point versatiles comme nous; lorsqu'une conviction est bien ancrée dans leur esprit, elle y séjourne longtemps. Cet époux, si indulgent soit-il, ne peut s'empêcher de constater l'incurie de sa femme; il ne s'en plaint pas encore, mais son opinion s'édifie peu à peu: " La cuisine négligée, des prodigalités inutiles, le désordre dans la maison, ma femme est une mauvaise ménagère, il faudra que je la surveille." Prenant son rôle de chef de famille au sérieux, il deviendra sévère, exigera des comptes et tiendra la bourse parce qu'il jugera nécessaire de suppléer à l'incapacité de sa femme. Combien faudra-t-il ensuite de potages perlés, de chaussettes reprisées pour le faire revenir sur cette première impression! Encore pourra-t-elle jamais y parvenir ? La pauvre petite n'a eu d'autre tort que de se laisser étourdir par une adulation enivrante; tandis que si, dès les premiers jours, elle avait agi avec la prévoyance avisée des femmes, avec l'habilité qui fait leur force, elle aurait solidement établi sa réputation de ménagère au moment où l'époux s'attendrit devant un bouton raccommodé et devant un entremet réussi.

                                                                                                          Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 22 février 1903.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire