Maintenant que le beylicat de Tunis est venu se souder à notre belle colonie algérienne on peut dire que, les côtes françaises d'Afrique sont les plus riches en dépôts corallifères. Malheureusement pour nous, les pêcheurs italiens en ont à peu près monopolisé la récolte. Mais que les corailleurs soient nos compatriotes ou ceux de M. Crispi, la façon dont se pêche le corail n'en est pas moins originale; et elle est, croyons-nous, assez peu connue pour que les lignes qui vont suivre intéressent nos lecteurs.
Voyez cette longue barque, élégante et rapide qui, sous sa grande voile latine et son foc, sort de la baie de Naples, et met le cap sur La Calle ou sur Bizerte. Elle jauge quinze tonneaux et porte, outre son patron, dix hommes d'équipage, dix gaillards maigres, hâves, mais nerveux et durs, il le faut, à la besogne.
On sait que dans tout navire, petit comme grand, la coutume maritime réserve au commandement le gaillard d'arrière, comme on disait dans la vieille marine, tandis que l'avant demeure le logis de l'équipage. Sur cette barque pontée, en route pour la dure cueillette du polype cher aux bijoutiers...orientaux, rien de pareil; les principes logiques y semblent renversés; c'est l'arrière qui est réservé à l'équipage et aux engins de pêche, et le maître à bord, le patron corailleur, établit ses pénates dans la partie de l'embarcation attenant à la proue (toujours vieux style). Au-dessus de ladite proue, le religieux Italien, à l'exemple de ses antiques ancêtres les fils de Romulus, a placé l'emblème mystique destiné à appeler la protection divine sur le léger petit bâtiment et à inciter le ciel à bénir les travaux des pêcheurs. Cet emblème, dont sourit notre scepticisme et dont peut à bon droit s'indigner la délicatesse de notre sentiment artistique, consiste en un court espar fixé à l'étrave et surmonté d'une lourde boule de bois sur laquelle est grossièrement peinte, l'image du Christ, et, sur la face opposée, celle de la Vierge ou de quelque saint.
Dans la main de son adroit patron, et généralement propriétaire, la tartane, fine marcheuse, ne tarde pas à fendre les flots africains. C'est ici que l’œil du vrai corailleur et sa longue et savante pratique, à laquelle il doit une sorte de don d'intuition merveilleuse, entrent en compte comme facteur du succès de la campagne. Il s'agit, en effet, de deviner sous le houleux miroir des eaux bleues, le banc mystérieux et profond de 80 à 150 mètres où le corail vit son étrange existence; ou bien il faut reconnaître le point déjà trouvé de l'uniforme plaine liquide sous lequel s'épanouit la riche végétation animale du pierreux polypier.
L'adresse de ces hommes à cet égard est telle que, sans hésiter, comme si leur regard pénétrait les retraites sous-marines, ils sentent les places des meilleurs gisements, et même font repêcher par leurs matelots des engins immergés depuis l'année précédente. Au plus habile en ces sortes de relèvements, la plus belle part du butin. Aussi le corailleur, par crainte de laisser surprendre le secret de ses découvertes, n'admet-il que rarement, et à bon escient des étrangers à son bord.
Avant que nos Napolitains aient jeté à la mer leur filet, disons de celui-ci un mot rapide:
A chaque extrémité de deux espars ou perches solides, longs de 4 mètres, disposés en croix et lestés, en leur point de rencontre, d'un lourd cube de plomb, pend une corde longue de 8 mètres, et, à chaque corde sont régulièrement fixés six filets; ces filets à très large mailles tressées lâche avec de la cordelette, à peine tordue, grosse comme le petit doigt, sont fermés à l'aide d'un bout de forte ligne dont le nœud curieux, appelé faubert, est garni de nombreuses boucles qui, au moment de leur immersion, rayonnent autour de leur centre commun comme les pétales d'une champêtre pâquerette. Une cinquième corde, fixée au croisement des espars, supporte six autres fauberts et prend le nom original de queue de purgatoire. Tout l'ensemble, appelé engin, est retenu à bord par un câble enroulé autour d'un énorme cabestan.
Le patron a reconnu l'endroit propice. Sur son ordre l'engin est mis à la mer: mais on ne lui permet pas encore de plonger profondément vers les profonds palais de Neptune. Le maître du petit navire, à cheval sur le plat bord sur lequel glisse le câble, sent contre sa cuisse protégée d'un épais tablier de cuir, les oscillations que l'engin communique à sa forte drisse; la nature de celles-ci lui font augurer de celles du fond, et, bientôt, il commande de filer en grand le câble. Alors on est sur le banc du corail.
Pendant que le patron reprend son poste à la barre, l'engin s'accroche de quelques-uns de ses trente fauberts aux aspérités des corailliaires et les hommes font la calle.
La calle est la manœuvre par laquelle le câble de l'engin est vingt fois raidi et molli dans tous les sens afin d'imprimer à celui-ci des mouvements nombreux, dont l'effet est d'enchevêtrer solidement les fauberts au milieu des coraux. Enfin, l'appareil résiste à tous les efforts de traction: la calle est terminée.
C'est le moment de l'effort suprême. Sous le torrent des injures, et souvent la pluie des coups du maître corailleur (car le cabestan est placé dans ce but exactement devant la barre que le patron ne peut quitter), les matelots raidissent leurs muscles à les rompre, s'arc-boutent, haletants, baignés de sueur contre les barres courbées du cabestan...
Tout à coup une violente secousse, bientôt suivie de vingt autres, se produit... Le cabestan, jusqu'alors immobile en dépit des efforts furieux des dix êtres qui tordent ses rudes bras de bois, se met brusquement à tourner, par à-coups pénibles d'abord, puis avec une soudaine liberté qui meurtrit plus d'un travailleur; la force humaine a vaincu la résistance du corail, dont les débris arrachés au massif, paraissent bientôt à la surface des flots, emprisonnés dans les mille étreintes du chanvre.
C'est le premier coup de filet: Corail blanc (rara avis), corail en caisse (écume de sang, fleur de sang, premier, deuxième, troisième sang, suivant la teinte.), corail noir et corail mort, sont jetés pèle-mêle sur le pont avant d'être triés pour disparaître dans les soutes... sous l’œil vigilant du maître terrible.
Si cette première tentative a été fructueuse, la plus belle branche de corail est offerte en sacrifice, et recommandée à la Bonne Mère, dont l'image enluminée brille là-bas, vers l'avant. Dans le cas contraire, la reine des anges voit ces mécontents dévots la priver de la riche offrande. Dame! donnant, donnant, n'est-ce pas?
Le proverbe italien dit: " qu'il faut avoir tué et volé pour être corailleur!"
On sera de son avis lorsqu'on saura que les corailleurs travaillent dix-huit heures par jour, la peau brûlée par les rayons d'un soleil de feu et trop souvent tannée par les encouragements brutaux d'un patron avide et cruel, gagnant en moyenne trois cent cinquante francs dans une épuisante campagne de six mois; que, s'ils trouvent à portée de leur main du biscuit et de la galette dont ils grignotent à discrétion les miettes tout en virant leur infernal cabestan, ils n'ont droit à un quart de vin et quelques bouchées de viande qu'aux seuls grands jours du 15 août et de la Fête-Dieu; qu'en un mot, enfin, ils font un métier que se refuse à exercer, même pour un salaire double, les plus robustes de nos matelots de France qui, pourtant n'ont pas coutume de ménager leurs peines.
Qu'on s'étonne après cela que les corailleurs italiens fassent seuls de fructueuses affaires!
G. de Wailly.
Journal des Voyages, dimanche 28 avril 1889.
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