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dimanche 6 octobre 2013

Le mot qu'on ne dit jamais.

Le mot qu'on ne dit jamais.

Jamais, au grand jamais, le mot "argent" ne s'échappe de la bouche de personne. Il est bien vrai que, dans un sens fort abstrait, on dit quelquefois, d'après Racine et Boileau: "Point d'argent, point de Suisse" ou "La vertu sans argent est un meuble inutile."
Mais, maintenant, descendez dans la pratique, dans la vie usuelle. Vous serez stupéfait des détours, des circonlocutions, des équivalents, des à peu près, à l'aide desquels on gaze, on élude, on transforme, on dissimule, on sauve, on escamote ce mot technique: "argent".
S'agit-il de l'argent à payer, cela s'appelle, selon l'occurence, rétributions, impositions, contributions tant directes qu'indirectes.
L'argent qu'on donne s'appelle: cotisation, secours, subside, souscription.
Celui qu'on met en commun s'intitule: apport, quote-part, masse, réserve.
L'argent dû se déguise en: fournitures, mémoires, petites notes.
Quand à l'argent exigé pour services, choisissez: salaires, gages, appointements, émoluments, épices, honoraires.
L'argent accordé à titre de récompense prend les sobriquets de: pourboire, étrennes, rémunération, gratification.
Celui dont trafiquent les banquiers s'échange sous les rubriques de: remises, soldes, espèces, etc.
Sans compter une foule d'autres variantes qui dorent plus ou moins l'excellente pilule nommée argent.
Entrez dans un café, dans un restaurant, votre séance gastronomique terminée, vous demandez la carte, le total, l'addition. Toujours le mot argent demeure sous-entendu. Le garçon, d'un air pudique et modeste, vous cache dans un pli du papier la monnaie clandestine qu'il vous rend. De votre côté, aussi délicat que le garçon, vous ne jetez pas les yeux sur ce numéraire. A peine si vous le touchez du bout des doigts, et vous le précipitez aussitôt dans une poche sale et obscure.
Bref, on cache  si bien l'argent dans notre société, on le travestit avec tant d'adresse, on le fait circuler sous tant de masques incognito, ce protée métallique adopte tant de métamorphoses astucieuses que je n'ai jamais pu lui mettre la main dessus. Cela tient peut être à ce que ma main est une main.
On ne graisse que les pattes !

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 mai 1903.

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