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mercredi 16 octobre 2013

Le Carnet de Madame Elise.

Les mariages d'amour.

Le mariage d'amour a des partisans enthousiastes et, chose inattendue, les coeurs exaltés ou romanesques ne sont pas seuls à le vanter, de prosaïques bourgeois qui n'ont jamais écourté un de leurs repas, qui ne voudraient pas guetter, sous la pluie, un rideau de mousseline qu'on soulève, louent, avec une conviction farouche, le mariage d'amour.
"Ils sont nobles, disent-ils emphatiquement, ces jeunes gens qui vont l'un à l'autre, riches de leur seul amour; leur sublime imprudence déroute nos prévoyances mesquines et nos calculs minutieux. Illuminés par leur tendresse, ils planent au dessus de nos considérations de raison ou de convenances; leur rêve est si grandiose  qu'ils dédaignent les lourdes certitudes de la réalité."
Les grincheux arrêtent ce lyrisme, ils n'émettent point leur incrédulité en périodes oratoires; mais, par des constatations sèches et précises, ils déconcertent cette ardeur.
" Le mariage d'amour: triste plaisanterie! Mais voyez donc comment finissent ces idylles; les drames des bas-fonds aussi bien que les esclandres princiers ont toujours été précédés de passions violentes.
" Pour les miséreux, on sait à quelle indifférence, à quelle rancoeur le besoin peut amener les plus épris; l'amoureux veut planer! mais les réalités alourdissent son vol; quand ses bottines prennent l'eau ou que sa table est vide, il redescend aux préoccupations matérielles.
" Chez les riches, le mariage d'amour n'a pas un meilleur sort; eux qui admettent le divorce sortent du mariage d'amour avec autant d'empressement qu'ils ont mis à y entrer."
Devant ce réquisitoire beaucoup des plus enthousiastes s'avouent vaincus; ils ont tort.
Ces affirmations pessimistes semblent appuyés par l'éloquence brutale des faits; mais il ne faut pas accepter  de telles vraisemblances sans contrôle.
Parce qu'on dit fréquemment: " Voici des gens qui ont fait un mariage d'amour il y a quelques années, aujourd'hui, ils se détestent et ne songent qu'à se quitter, " faut-il  nécessairement en déduire ceci: "Le mariage d'amour tourne souvent mal ?" Il serait sans doute plus exact d'en déduire ceci: " Puisqu'ils sont arrivés à se haïr, ils ne se sont jamais vraiment aimés."
On décerne tout à fait au hasard ce titre de mariage d'amour; il est élégant, juvénile, romanesque; on le distribue sans discernement chaque fois que les fiancés témoignent d'un vif penchant réciproque.
Pour peu que la jeune fille ait passé vingt heures sans manger pour forcer le consentement de ses parents ou que le jeune homme ait fait cinquante kilomètres à bicyclette pour entrevoir sa bien-aimée, on déclare avec attendrissement qu'ils s'adorent et font un mariage d'amour.
Toutes ces preuves sont insuffisantes; il peut très bien n'y avoir là qu'un emballement momentané, une de ces exaltations passagères qui tiennent moins au charme de l'être aimé qu'à l'état actuel du coeur épris.
Mainte jeune fille déclare éprouver un amour fou pour le premier prétendant qu'elle aspire à sa main, des sentiments très variés continuent à augmenter son enthousiasme: la vanité, l'émulation, la résistance des parents, le besoin d'étonner l'entourage. Il est brun, grand, fier, énérgique; elle déclare sérieusement qu'elle a rencontré son idéal et n'épousera jamais que lui; il eut été petit, blond, timoré qu'elle eût probablement parlé de même.
L'amour vrai qui pénètre au fond de l'âme, l'amour d'élection qui s'appuie sur des qualités réelles et constatées, l'amour sincère né de l'abandon du coeur et non d'un caprice de l'imagination, a toute la sérénité tranquille de la force. Sans doute, l'habitude atténuera l'empressement des premières manifestations, mais il subsistera malgré la vieillesse, les épreuves, car ses racines sont indestructibles.
Dans de telles conditions, le mariage d'amour est le plus noble, le plus sûr, le plus heureux des mariages.

                                                                                                      Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 8 février 1903.

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