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mardi 30 décembre 2014

Sénégal:superstitions.

Sénégal: superstitions.


Les marabouts, par leur rapport avec le prophète, exercent un empire absolu sur les Africains, et il faut convenir que les moyens qu'ils mettent en usage sont bien propres à entretenir chez ces peuples barbares une sorte de vénération mêlée de terreur. On a vu à Gorée le père, la mère et les enfans, sur lesquels un sort avait été jeté, périr successivement sans qu'on pût découvrir les traces de ce crime. Initiés dans la connaissance des simples dont on extrait le poison le plus subtil, il leur est facile de porter la mort dans toutes les familles, et de justifier par l'événement leur puissance et leur crédit auprès du prophète qui frappe à la prière de son ministre.
"J'occupais à Saint-Louis, dit M. Baradère, ancien préfet apostolique au Sénégal, un logement dans la maison d'un Piémontais, possesseur de plusieurs esclaves et d'une nombreuse famille. La femme de cet Européen était plus mahométane que catholique; quant à lui, il n'avait aucune foi dans les mystères de Mahomet: néanmoins son intérêt exigeait qu'il eût des égards pour le marabout du quartier qui venait souvent le voir; et Boucalin (c'est le nom du propriétaire) se plaisait souvent à le mettre aux prises avec moi. C'était un homme d'esprit fort agréable; je parlerai plus tard de mes conversations avec lui. Un jour, je fus réveillé par les cris aigus que poussait une négresse employée dans l'intérieur de la maison, et que Boucalin assommait à coups de poings, parce qu'une de ses filles avait perdu six grains d'or de son collier; la malheureuse Iola était innocente, c'était une mulâtresse nommée Jeanne-Marie qui avait extrait du collier les grains égarés. Voulant faire un exemple du coupable, Boucalin fit appeler son voisin le marabout qui lui promet de découvrir le voleur. Il vint m'inviter à assister aux mystères de cette découverte; "quand j'aurai opéré, me dit-il malignement, tu me diras si tu peux en faire autant chez les blancs." Je n'eus garde de manquer à cette cérémonie qui fut fixée pour le lendemain.
A l'heure indiquée, le prêtre maure et deux de ses confrères étaient dans la cour de la maison, où se réunis en cercle, et assis par terre, tous les nègres de Boucalin au nombre d'environ quarante. Le marabout se mit à exhorter le voleur à se dénoncer lui-même. Voyant que son éloquence était perdue, il se recueillit un moment dans une case, d'où il sortit revêtu d'une tunique blanche et suivi de ses deux acolytes qui portaient sur leurs épaules une grande perche. Ce bois, béni par le pontife et promené sur tous les nègres assis par terre, avait la vertu de s'arrêter sur le coupable indépendamment de la volonté de ceux qui le portaient.
Le marabout arriva donc processionnellement au milieu de ces pauvres nègres: il ordonna de promener le bois sacré sur cette troupe effarée: après deux tours inutiles, on commençait à rire de ses singeries, lorsque ses acolytes, en pirouettant sur eux-mêmes, sont entraînés par le bois sacré et tombent sur la malheureuse Jeanne-Marie que les autres négresses faillirent écharper. Le triomphe du marabout fut complet. Les grains d'or furent rendus et Jeanne-Marie fut attachée à une échelle étendue par terre et reçut cinquante coups de fouet au lieu de cent d'abord ordonnés: il nous fut impossible d'obtenir de Boucalin une plus forte remise. La peine même n'était pas infamante; mais la moindre plainte eût déshonoré la coupable; elle reçut donc, sans pousser un cri, les cinquante coups; mais quand on l'eut détachée, on s'aperçut qu'elle avait la bouche ensanglantée et qu'une de ses dents était restée dans un des barreaux de l'échelle. On conçoit combien de petites victoires exercent d'influence sur une population brute et naturellement fanatique.
Quelques jours après, le marabout vint me voir et m'apporta un grigri qu'il tenait de son père et qui avait, disait-il, une très-grande vertu contre la fièvre; j'acceptai son grigri tout en lui disant que je comptais beaucoup plus sur une poudre rouge que je lui montrai que sur son grigri. Il fut tout étonné de voir que j'avais deviné juste sur l'affaire du vol, et n'osa beaucoup insister. A propos de son grigri, il m'assura qu'étant très-jeune, il avait suivi son père dans un pèlerinage qu'il allait faire fort loin en passant par Portandie. A trois ou quatre jours de marche de Portandie, ils arrivèrent sur le soir à un village bien pauvre, car le sol n'était que du sable, couvert par certains endroits par des bouquets d'herbe que les chèvres broutaient; or, ces chèvres étaient toute la ressource de cette peuplade. Avant d'entrer dans le village, ils aperçurent un grand feu vers lequel ils se dirigèrent; mais quel fut leur étonnement, lorsqu'ils aperçurent sur ce brasier, les membres d'un homme qu'on faisait rôtir. Ils apprirent que c'était un vieillard qu'on allait manger. Quand le repas fut prêt, on leur offrit une jambe; mais ils la refusèrent, ce qui étonna beaucoup ces sauvages qui leur assurèrent que c'était une viande comme une autre. Malgré ces témoignages d'hospitalité, nos deux pèlerins n'étaient pas parfaitement rassurés, surtout le fils que le caractère de marabout ne protégeait pas encore contre l'appétit de ces sauvages, et, dès qu'ils purent s'esquiver, ils renoncèrent à leur voyage, et revinrent à grandes journées dans leur pays. C'était, me dit-il, pour que je fusse à l'abri des maladies pendant la route, que mon père me donna ce grigri. Il me faisait donc un cadeau précieux, que je payai généreusement, et que je garde avec soin.
Dans les calamités publiques, les marabouts sont consultés et leurs avis toujours suivis. En 1820, la sécheresse fut extrême: à Dacar, la récolte de mil allait infailliblement manquer, lorsque le chef de l'état convoqua les marabouts qui décidèrent consciencieusement que les poules et les porcs étaient la cause de cette sécheresse; et, sur le champ, tous les porcs et toutes les volailles de la république furent mis à mort. On achetait à Gorée un porc pour deux sous. Ce massacre hâta, dit-on, les pluies: la récolte fut également mauvaise; mais sans cette mesure, elle eût entièrement manqué."
Si les marabouts sont sur la terre les représentants du prophète et méritent l'hommage des peuples et les produits de la terre qu'il ne remue jamais, les Griots sont, en Afrique, le rebut de la société: gens maudits, indignes de toutes fonctions, et destinés après leur mort aux peines de l'enfer. Ils sont parmi les Africains, ce qu'ont été parmi nous, les Bohémiens, les Juifs et les comédiens. Leur indignité ne leur attire pas cependant les rigueurs de l'intolérance, et leurs compatriotes, qui savent qu'ils ne doivent point jouir de la béatitude céleste après leur mort, trouvent bon qu'ils jouissent de tous les plaisirs qu'ils peuvent se procurer pendant la vie: il leur est permis de boire du vin, de changer de femme, de voler, pourvu qu'ils le fassent avec adresse, etc. A leur tour, ils se dévouent aux amusemens du public et des princes: ce sont eux qui organisent les fêtes, battent le tam-tam, chantent les louanges du prince et des grands, et exécutent toutes les farces qui leur tiennent lieu de concert de Rossini et des drames de Victor Hugo. Cette classe d'hommes vit d'aumônes qu'on ne leur refuse jamais. A leur mort commence pour eux la proscription: leurs cadavres sont jetés dans le creux d'un baobab où les vautours et les bêtes féroces se les disputent.

Magasin universel, novembre 1834.

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