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vendredi 14 février 2014

Les hommes à queue.

Les hommes à queue.

Un voyageur français nommé Ducouret, qui se faisait appeler en Afrique Abd-el-Hamid-bey, envoya, en 1853, à l'Académie des sciences, un dessin représentant "un indigène de l'Equateur avec une queue comme un singe". Il prétendait avoir rencontré l'original à la Mecque. L'émoi fut grand dans le monde savant et chacun de chercher l'explication de ce fait anormal; les uns prétendirent que cette queue pouvait être le résultat d'un prolongement exagéré de la colonne vertébrale, et que cette anomalie existait, d'ailleurs, chez quelques individus de la race blanche, mais à un degré moindre.
La presse n'eut garde de faire le silence autour de cette curieuse polémique et, l'année suivante, le Mousquetaire, dirigé par Alexandre Dumas, publia le récit d'un prétendu voyage chez les "hommes à queue".
Y avait-il réellement en Afrique des populations munies d'un appendice caudal et constituant un type de race? Peneg, Piogga, Schweinfurth et Guillaume Lejean paraissent avoir résolu la question. 
Dans certaines légendes chinoises et japonaises, il est fait mention d'hommes à queue; suivant les uns, elle serait longue et velue; suivant d'autres, elle serait comme celle d'une tortue, courte, épilée. Horneman citait les Niams-Niams, qu'il plaçait entre l'Abyssinie et le golfe de Bénin, comme munis d'un appendice caudal.
Un prêtre d'Abyssinie avait certifié à M. d'Abbadie l'existence d'hommes "ayant une queue longue d'une palme et assez semblable à celle d'une chèvre", et qui allaient chaque année à la foire de Berborah. Robert d'Héricourt, voyageur en Abyssinie, avait entendu parler de cette étrange race d'hommes par des nègres dont quelques-uns affirmaient parler de visu. M. de Castelnau déclarait que diverses personnes avouaient avoir vu plusieurs Niams-Niams "sans queue et n'ayant d'autre vêtement qu'une peau autour des reins". M. Trémaux entendit désigner ces peuplades indifféremment sous la dénomination "d'hommes à queue" ou "d'hommes à peau"; et il put constater qu'ils allaient complètement nus, "sauf une peau de forme triangulaire qu'ils portaient par derrière appliquée à la chute des reins et dont la pointe inférieure imite une queue pendante". Cette queue peut donc être courte ou longue, lisse ou velue, suivant qu'elle a été plus ou moins bien tannée. Les femmes n'en portent pas, bien que cette peau semble destinée principalement à rendre le siège moins dur. Quant à la pointe en forme de queue, elle a pour but d'offrir une prise plus facile quand ils ramènent la peau sous eux en s'asseyant. Cette queue qui paraît si extravagante aux autres peuples de l'Afrique, est cependant plus rationnelle que nos anciennes "queues de morue" et beaucoup d'autres parties de nos vêtements européens. On observe des peaux de nègres dont l'extrémité se bifurque, mais elles sont moins nombreuses que les autres, parce qu'elles sont d'un usage moins commode. Cet usage avait dû évidemment donner lieu au quiproquo plus ou moins volontaire de quelques narrateurs fantaisistes. Les détails même, fort contradictoires, recueillis par les différents voyageurs, trahissent la vérité. En effet, ils parlent de "trous percés dans des bancs pour y faire passer la queue en s'asseyant, ou bien creusés dans le sable chaque fois qu'ils veulent s'asseoir", et feraient supposer une rigidité absolue de cet organe. Ces hommes ne pourraient donc s'asseoir ni sur un rocher, ni sur un terrain ferme, et quand ils seraient ainsi plantés sur leurs bancs, ils seraient exposés à de vives douleurs par suite du moindre mouvement irréfléchi. D'ailleurs aucun des nègres interrogés par les explorateurs les plus récents n'a affirmé avoir observé de "queue naturelle". M. Trémaux a rapporté "une queue de Niam-Niam", c'est à dire une de ces peaux de moutons à poils courts et non laineux que l'on trouve chez eux. On y reconnait aussi la forme du bas des reins qu'elle a reçue par son long usage. Cette queue ayant appartenu à un élégant indigène, est surmontée de quelques franges ou lanières découpées.
Les Niams-Niams s'affublent-ils de cet appendice, comme certains Peaux-Rouges portent des queues de cheval? On l'ignore; mais il paraît aujourd'hui démontré que, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, des particularités de mœurs mal observées ont donné naissances à de bizarres imaginations. Qu'on se rappelle les prétendus "hommes sans tête", les "centaures" de la Bouckharie, les "cynocéphales" des environs de Nankin, enfin les "hommes aux longues oreilles" de la Polynésie. Pour ne parler que de ces derniers, leur légende n'est que l'exagération d'un fait signalé par d'anciens voyageurs, entre autres par Marco Polo. Les peuplades sauvages de certaines parties de la Malaisie, comme quelques tribus américaines, ont l'habitude de se distendre graduellement les lobes des oreilles, de manière à les faire pendre sur les épaules et y placent de grandes feuilles de bananier ou de pandanus roulées, chargées de fleurs ou d'autres ornements.
Les observations faites dans l'Afrique orientale et centrale, surtout dans la région habitée par les Monbouttous, les Cômalis et les Sandehs ou Niams-Niams, depuis Peney, Piaggia, Schweinfurth, Elton et Cotterill, ont dissipé la plupart de ces fables, tout en nous faisant connaître les peuplades cannibales qui occupent, entre le 4° et le 6° degré de latitude nord, une superficie de 90.000 kilomètres carrés environ. La population des Niams-Niams dépasse deux millions d'hommes, disséminés sur un sol spongieux, situé à 700 mètres au dessus du niveau de la mer. D'innombrables sources vives, bientôt transformées en rivières, coulent de ce plateau, recouvert d'une végétation incomparable.
Quant aux habitants, dont nous aurons à reparler, quoique vivant à peu près sous l'équateur, ce ne sont point des nègres; leur peau est d'un brun cuivré; ils ont une barbe abondante, les yeux bien fendus, les sourcils très marqués, le nez carré, la bouche large, les lèvres épaisses, les joues pleines, et, dans l'ensemble du visage, une expression de férocité brutale et d'audace guerrière. Leurs cheveux, ni laineux ni crépus, mais fort longs et bouclés, sont disposés en touffe et en nattes qui leur tombent sur les épaules et la poitrine. La couleur de leur peau, comme celles des Bongos, a la nuance du "chocolat en tablette". Ils se tatouent la poitrine et le haut des bras. Les hommes chassent; les femmes cultivent. Ils fabriquent des vêtements avec l'écorce du figuier, mais surtout avec des peaux de bêtes. Anthropophages, "les guerriers se parent de colliers fait avec les dents de leurs victimes, mangent la chair des vaincus, rapportent leurs crânes comme trophées, et se rassasient de graisse humaine". Ajoutons que tous les Niams-Niams se liment les incisives en pointes pour mieux saisir les bras de leurs adversaires. Schweinfurth a vu, près de leurs huttes, des débris de cuisine humaine, et, dans les arbres voisins, des mains et des pieds à demi corrompus et encore sanguinolents. 
Si nous en croyons MM. Maunoir et Duveyrier, le nom de Niam-Niam ne serait pas, d'ailleurs, un nom de peuple, mais une onomatopée; ce serait l'imitation du cri de l'enfant qui voit de la viande et qui désire en manger: elle est appliquée ordinairement par les Arabes aux peuples anthropophages.
Ajoutons que, pendant son long séjour, au milieu des indigènes qu'il eût à combattre, pendant plusieurs jours,  sur le territoire d'Ouando, le docteur Schweinfurth acquit la conviction que l'extravagante fantaisie des "hommes à queue" n'avait jamais existé que dans les contes arabes, d'où elle était sortie.

                                                                                                      V. Morans.

Journal des Voyages, dimanche 2 juin 1889.

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