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lundi 17 février 2014

Le carnet de madame Elise.

Un fruit sauvage.

Il y a mille façons de manquer de vertu; nos fautes peuvent résulter de la paresse, de la lâcheté, de l'indifférence; elles peuvent être, aussi, moins passives et provenir de notre ambition, de notre jalousie, de notre cruauté. Quelle que soit leur gravité, tant que nous reconnaissons que ce sont des fautes, tant que nous éprouvons de la honte à les commettre, nous conservons une valeur morale très réelle et nous restons susceptibles d'amendement.
Ce qui nous abaisse, ce qui caractérise la révolte contre le bien, c'est une forfanterie dans le mal, une certaine gloriole à s'y abandonner, une ostentation fâcheuse à le raconter.
Les jeunes gens sont coutumiers de cette vantardise; ils la considèrent même comme une des manifestations obligatoires de leur émancipation.
L'âge mûr n'en est point exempt, mais elle prend chez lui une forme raisonneuse, ergoteuse et tranquille qui éloigne l'espoir d'une amélioration.
Vous connaissez tous les sophismes qui se débitent, avec complaisance aux heures lentes où l'on aime à se raconter.
"Moi, dit l'un, je suis sensible à l'excès; je ressens avec une vivacité indicible toutes les impressions et le souvenir aigu que j'en conserve ne s'altère pas; je me rappelle aussi bien les procédés affectueux que les autres; ma reconnaissance ne se dissipe jamais, sans doute, mais ma rancune est aussi tenace; il serait préférable de ne garder que la mémoire du bien, j'en suis incapable; c'est ma sensibilité qui est cause de mes ressentiments."
"Moi, dit un autre, j'ai un tempérament sanguin, je suis vif, violent; dès qu'on me contredit, dès que le moindre obstacle surgit devant moi, je vois rouge: gare à qui me résiste!"
"Moi, dit un troisième, je suis naturellement optimiste; chaque fois que je vois une personne pleurer ou se répandre en lamentations, je me dis qu'elle exagère son chagrin, qu'elle manque de bon sens, je suis dans l'impossibilité absolue de me mettre à son diapason et de la plaindre."
Si nous analysons de près ces déclarations diverses, nous trouvons un fonds commun; elles révèlent chez leurs auteurs la même inconscience du travail de perfectionnement; ils invoquent leurs dispositions naturelles, leurs tendances instinctives pour excuser et justifier leurs défauts; ils se présentent à quarante ou cinquante ans comme des fruits sauvages qu'aucune culture n'a modifiés.
Ils ne se vanteraient pas d'avoir conservé les déplorables habitudes de l'enfance: mettre les doigts dans son nez, porter la main au plat et mille sauvageries instinctives que l'éducation corrige chez les petits; mais ils méconnaissent si complètement la supériorité de la culture morale sur toutes les autres, que ceux-là même qui rougiraient d'avoir gardé des habitudes d'enfant racontent avec forfanterie les défauts, les vices même dont la nature leur avait donné les germes et qu'ils ont laissé croître.
Mais l'effort moral est la plus belle utilisation de notre énergie, la marche rude dans le sentier de la vertu est le plus noble emploi de nos années; en dehors de cela, nous sommes des êtres d'instinct, des fruits sauvages, des animaux livrés à leurs appétits; il nous faut avoir un idéal: c'est lui qui nous force à tenir sans cesse la tête haute, à éviter la veulerie, à surmonter nos mauvaises tendances; c'est par lui que nous sommes vraiment des humains, au sens grand et beau de ce mot.

                                                                                                                       Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 janvier 1906.

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