L'angélus.
Tous les ans, à l'approche de l'automne, se renouvelle l'émigration des pauvres enfants de la Savoie. A cette époque, des hommes, parlant assez bien le patois montagnard pour tromper les montagnards eux-mêmes, exploitent la misère et la crédulité qui règnent sous les huttes de terre et dans les trous où végètent les tristes habitants de cette partie des Alpes; avec quelques pièces d'argent qu'ils font briller à la flamme résineuse du foyer, avec quelques espérances de fortune, ils arrêtent les larmes prêtes à tomber des yeux d'une mère qui presse son dernier-né sur sa poitrine. Un troupeau d'enfant joufflus et roses descend joyeusement les chemins sinueux qui conduisent aux vallées. Tant que leurs regards peuvent s'arrêter sur la montagne, ils suivent gaiement leur garde silencieux. Une paire de sabots neufs aux pieds, un bonnet de laine et des habits de même étoffe, voilà tout leur bagage; quelques châtaignes et un morceau de pain noir, voilà toute leur fortune; mais le maître doit pourvoir à leurs besoins, c'est du moins l'engagement qu'il a contracté.
A mesure que les monts se perdent à l'horizon, leurs yeux éblouis s'arrêtent sur des villages que les enfants des montagnes prennent pour de riches cités; alors la parole du maître devient dure et menaçante: cet homme, qui a promis à des mères inquiètes de fournir une nourriture abondante aux enfants qu'il emmène, organise la mendicité, et il la commande du geste et de la voix. Ici commence pour les petits Savoyards la rude et honteuse tâche que leur impose une industrieuse tyrannie; la faim les fait obéir; ils sont forcés, pour se soustraire à la brutalité de leur garde, d'exploiter la pitié qu'ils inspirent au profit de ce misérable, qui les accable de coups et d'injures quand la fortune ne leur a pas été favorable. C'est alors que bien des regards se tournent en arrière, que bien des regrets font venir des larmes aux yeux. Mais la Savoie est si loin déjà! les pauvres enfants, abusés par les formes capricieuses de quelques nuages, croient encore apercevoir leurs montagnes, et l'espérance les ranime. Ils marchent pieds nus quand la charité ne renouvelle pas leurs chaussures; si une bonne âme a remplacé les sabots brisés par une paire de souliers bien ferrés, la cupidité s'en empare aussitôt, "parce que, dit le maître, il ne faut pas que l'un ait tout et les autres rien." et les souliers sont vendus à la première occasion.
Telle est l'existence misérable de la plupart de ceux dont la voix criarde nous éveille chaque matin, de ces petits ramoneurs qui, à peine vêtus, grelottent de froid à nos portes, attendant un petit sou qu'ils sollicitent avec tant d'instances et un si triste sourire! Comme cette petite main noire se tend en tremblant pour saisir le morceau de pain blanc qu'on lui présente! Quelle joie franche et naïve dans les traits du petit Savoyard quand il vous voit porter la main à votre bourse! Oh! ce n'est pas le regard terne de nos mendiants vieux routiers! C'est un rayon céleste qui brille et vous pénètre; il en coûte bien peu pour se réchauffer le cœur à ce rayon-là...
En 1827, vers le milieu de l'automne, le concierge de l'hôtel du duc de B... avait reçu l'avis de l'arrivée de son maître et de sa famille. Parmi les dispositions qu'il lui restait à faire pour préparer les appartements, il avait oublié le ramonage des cheminées; c'est seulement le matin même du jour où M. le duc était attendu à Paris qu'il y songea; encore fallut-il que la voix argentine d'un petit Savoyard lui rendit la mémoire. Durand appela le petit montagnard, et le fit entrer dans sa loge:
- As-tu de bons bras et de bonnes jambes? lui dit-il en l'examinant de la tête aux pieds.
- Oui, monsieur, balbutièrent les grosses lèvres roses de l'enfant.
- Te sens-tu la force de ramoner huit cheminées dans la matinée?
- Oui, monsieur.
- As-tu déjeuné?
Les deux grands yeux blancs du ramoneur restèrent fixés sur le concierge.
- Tu n'as pas l'air de me comprendre. Veux-tu manger avant de te mettre à l'ouvrage?
L'enfant roula son bonnet de laine entre ses doigts, et il se mit à rire l'air embarrassé.
- Oh! bien, bien, je conçois.
Durand tira d'une armoire de chêne un pain rond; il en coupa un ample morceau, qu'il couronna d'une tranche de viande froide.
- Allons, et en deux temps! reprit-il, casse la croûte, et après tu endosseras ta cuirasse et tes genouillères.
L'enfant remercia le concierge en tirant la jambe en arrière; il remit son bonnet sur sa tête, fit deux ou trois sauts pour marquer sa joie, et alla s'asseoir sur un banc de pierre. Le vieux concierge le suivit des yeux, et ne tarda pas à se dire: "Prompt à manger, prompt à travailler; je vois que, en deux coups de dents et en trois tours de main, ce petit gaillard m'aura nettoyé le morceau de pain et les cheminées."
En effet, quelques minutes suffirent à l'enfant pour déjeuner, et, tandis qu'il mangeait encore sa dernière bouchée, il s'équipa et se prépara au rude travail que le hasard lui avait fait rencontrer. Il suivit Durand, qui, son trousseau de clefs à la main, lui recommandait de ne pas passer sur la besogne, et pourtant de se hâter, car il désirait qu'il n'y parût plus à midi.
Après avoir vu disparaître le petit Savoyard sous le manteau de marbre d'une cheminée, le concierge sorti pour vaquer à d'autres soins.
Plus de quatre heures se passèrent en allées et venues. Durand, qui s'impatientait, s'avisa plusieurs fois de se baisser et d'allonger la tête dans la cheminée et de dire en grossissant la voix: "Eh! là-haut... mioche! ça va-t-il?" C'est à peine s'il entendait la voix étouffée qui descendait du sombre et étroit tuyau; il ne se donnait pas le temps de recueillir la réponse qui lui arrivait au milieu d'un nuage de suie, et il se retirait en grommelant: "Pauvre petit diable, va!" Enfin Durand entendit le bruit de la raclette dans la dernière cheminée. Alors, se frottant les mains, il descendit encore une fois dans sa loge.
Distrait de sa principale préoccupation par des visiteurs empressés qui viennent s'informer si M. le duc de B... est de retour, Durand oublie le ramoneur; il ne se le rappelle enfin que pour s'apercevoir qu'il s'est écoulé près d'une heure depuis sa dernière visite dans les appartements; il s'empresse d'y monter de nouveau, et il entend encore grincer l'instrument de fer sur les parois de l'interminable cheminée; puis, à son grand étonnement, il s'aperçoit que le tapis, si bien brossé, porte de nombreuses empreintes de pieds humides et noirs; il éprouve plus d'impatience que de défiance et de colère, et crie bien fort pour se faire entendre de l'enfant. Aussitôt le bruit de la raclette redouble et devient plus criard; mais un autre bruit attire en ce moment l'attention du concierge: une chaise de poste s'arrête devant la porte de l'hôtel. Il quitte le petit Savoyard pour aller ouvrir la grande porte et recevoir son maître.
Un quart d'heure après, le duc entrait dans son cabinet, suivi du concierge, qui n'était pas sans éprouver une secrète inquiétude.
On peut se figurer l'étonnement du noble propriétaire de l'hôtel, à la vue d'un enfant à genoux et appuyé sur la riche tenture qui tapisse la muraille. C'est le ramoneur, tout poudré de suie, les pieds nus, les mains jointes; son corps est affaissé; il paraît privé de sentiment et, sans le point d'appui que le retient, on devine qu'il tomberait la face sur le parquet.
En quelques mots, Durand explique au duc la présence du ramoneur dans l'appartement; mais ce qu'il ne peut dire, c'est le motif de l'évanouissement et le mystère des larmes abondantes dont la trace sillonne le visage noir de l'enfant.
Le petit montagnard se ranime; ses yeux hagards s'arrêtent enfin et se fixent sur un tableau appendu à la muraille; puis des mots entrecoupés et bizarre sortent tumultueusement de sa bouche; il renferme un sens mystérieux que nous devons expliquer au lecteur.
Petit-Jean était monté dans la dernière cheminée sans se douter des émotions qui l'attendraient à la fin de sa tâche. Tandis qu'il l'achevait, Durand avait donné de l'air et du jour au cabinet de M. le duc et, lorsque l'enfant redescendit en chantant, le soleil brillait sur les tentures en soie et sur le vernis des meubles en laques. Mais ce ne fut pas le reflet pourpré du satin de Damas ni l'éclat du vernis rehaussé d'or qui éblouirent les regards du petit Savoyard; un spectacle bien plus imposant attira son attention et le firent rester pendant quelques minutes dans une immobilité complète. Cramponné à la corniche de marbre de la cheminée, la tête penchée en arrière, la bouche ouverte,, il était la proie d'un rêve qui venait de faire disparaître pour lui les riches lambris, et qui le reportait au milieu des tourbillons de l'air vif et glacial de ses montagnes de neige; il revoyait le petit hameau où il était né et la chapelle où on baptisa sa sœur; il distinguait la croix de bois noir et les branches de sapin encore vert qui marquaient la place où dormaient Jacques, Pierre et Marcel. Il entendait gronder le torrent où il tomba l'autre année en poursuivant une chèvre; il cherche des yeux sa cabane: voilà pourtant la place où étaient assis ses murs de terre! Une avalanche l'aurait-elle écrasée? Et sa mère! sa sœur! sont-elles sous la neige, dans la terre, ou abritée sous cette hutte d'où s'échappe cette fumée noire?
Pauvre petit! Le panorama de ses montagnes, son enfance et ses souvenirs, tout est là sur le tableau qu'il contemple! Copie fidèle tracée par une main savante, elle fait mourir de bonheur un pauvre enfant, dont les émotions feraient elles-même mourir de joie l'artiste habile qui a su les faire naître.
C'était donc devant un tableau représentant la vallée de Chamouni que le petit Jean restait pétrifié
Puis, passant tout à coup à la joie le plus folle, Jean bondit comme un chevreau sur le tapis velouté qu'il flétrit; il danse, il saute au milieu du nuage de poussière qui s'échappe de ses vêtements et de sa chevelure; il couvre de suie la riche moquette dont les couleurs s'éteignent sous ses pieds; il bat des mains et rit aux éclats; il pleure! Il pleure et boit ses larmes avec le noir qui coule le long de ses joues; enfin Petit-Jean s'arrête, il écoute, il entend la voix du concierge, et il s'élance dans la cheminée avec la rapidité d'un castor. Mais bientôt, se sachant seul, il descend de nouveau pour revoir ses montagnes; alors il ne retrouve plus sa joie aussi vive devant devant cette image; la raison lui est revenue: ce n'est plus qu'un souvenir, une souvenir déchirant pour son jeune cœur; les mains jointes et les yeux levés vers le ciel, il cherche à rappeler l'illusion qui s'est dissipée comme par magie; il reconnait bien encore son hameau, ses montagnes; mais comme tous ces objets lui paraissent rapetissées, sans relief, sans couleurs! Lui qui respirait, il n'y a qu'un instant, l'ai vivifiant de sa patrie, il étouffe maintenant; ses larmes ne coulent plus, elles restent dans son cœur.
Petit-Jean jette un regard de reproche vers le tableau menteur et se dispose à prendre son sac, à ramasser sa raclette. Tout à coup il frissonne de la tête aux pieds; il arrache son bonnet de laine, qu'il avait déjà replacé sur sa tête; il cherche d'où peut bien s'échapper le bruit qu'il vient d'entendre; ses yeux s'arrêtent encore une fois sur le tableau; une seconde fois un son métallique et sourd frappe son oreille; puis d'autres coups plus distincts, plus pressés, se succèdent.
- C'est l'angélus! l'angélus! s'écrit-il.
Et il tombe à genoux, les yeux fixés sur le tableau, qui cette fois, lui paraît plus grand que la nature elle-même.
C'est la cloche de sa chapelle qu'il entend au loin! C'est l'angélus que le vent des montagnes apporte jusqu'à lui. Il suffoque, il prie, il pleure, et baise la poussière du tapis; il prie pour sa mère, pour Jacques, pour Pierre, pour Marcel; il se frappe la poitrine, il se traîne vers le tableau d'où descend l'angélus, car c'était bien du tableau que sortaient ces sons pieux, il voudrait grimper le long de la muraille pour se rapprocher de son église, de son village, de son pays; mais il est sans force et retombe sur ses talons! la cloche ne sonne plus!... Plus rien! Le cœur du petit Savoyard parut cesser de battre quand le timbre du tableau cessa de bourdonner. Soutenu seulement par les riches lambris de l'appartement, on l'eût cru mort. C'est dans cette attitude que le propriétaire du riche hôtel l'avait trouvé. Son âme était compatissante. Il s'était approché du pauvre enfant. A un regard plein de cette mélancolie que donnent aux cœurs les moins poétiques le souvenir du pays, et que l'enfant avait de nouveau jeté, pour toute réponse, sur le tableau, le duc avait tout compris.
Depuis ce temps, un serviteur du duc de B... ne passe jamais sans s'incliner pieusement devant le tableau qui représente la vallée de Chamouni: c'est le petit Jean. Il a rencontré un bienfaiteur dans son nouveau maître et un ami dans le vieux Durand.
R. Bauchert.
Journal du Dimanche, 1er mars 1857.
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