Le carreau des musiciens.
Le hasard vous a-t-il jamais amené, la veille d'un 14 juillet, entre neuf heures et midi, au coin de la rue Réaumur et de la rue des Petits-Carreaux? Oui? Non? Je préfère admettre que non, afin d'avoir le plaisir de vous raconter ce qui s'y passe.
Vous vous trouvez en cet endroit au sein d'un quartier populeux que l'approche des liesses nationales rend plus animé, plus joyeux encore que de coutume. Des baraques foraines sont installées sur le terre-plein qui marque l'emplacement jadis occupé de la défunte rue Thévenot. Quelques orgues de barbarie appartenant à des chevaux de bois modestes, et qui n'ont cure, à cette heure matinale, d'attirer d'invraisemblables clients, modulent de temps à autre des ritournelles, histoire de ne pas laisser rouiller leurs tuyaux. Le soleil se joue sur les maisons blanches et somptueuses de la rue Réaumur qui font contraste avec les vieilles masures environnantes, les passants circulent en se coudoyant, les cochers s'accrochent et s'invectivent. Vous avez devant les yeux le tableau d'un carrefour ouvrier, par un matin d'été qu'ont déjà égayé d'abondants liquides.
Votre attention ne manque pas alors d'être attirée par un groupe nombreux, d'une forme mouvante et pittoresque, qui semble déborder de la boutique d'un marchand de vin ornée de cette enseigne patriotique: "Au drapeau libérateur".
Devineriez-vous jamais, à considérer chaque membre de ce groupe, quelle peut être sa situation sociale?
Celui-ci, tiré à quatre épingles, avec toute la correction d'un employé d'administration économe et rangé, porte négligemment sous son bras, un simple rouleau de papier. Est-ce un commis d'architecte ou un élève du Conservatoire? Cet autre d'allure minable, coiffé d'un chapeau sans forme, chaussé de souliers tant soit peu éculés, plie sous un faix trop lourd qu'il pose à terre d'instant en instant, pour reprendre haleine. Est-ce un coltineur, un commissionnaire, un placier? Un troisième enfin, les mains dans les poches, sifflote tranquillement. Est-ce un simple flâneur?
Notez que tout ce monde se connait, s'interpelle, se fait des niches, échange à voix basse des mots brefs, parle d'engagements, de salaires, de valses et de mazurkas. Que peuvent bien être ces gens qui mènent de front avec tant de facilité le commerce et les arts, les affaires et les plaisirs?
Ces gens sont simplement d'honnêtes musiciens, professionnels ou amateurs en quête de quelque petit bénéfice, et qui viennent, à la veille de la fête la plus riche en bals publics, offrir leur service au client bénévole. Ils sont là, sur le trottoir de la rue, ou dans la boutique du marchand de vins qui les accueille, aussi sûrs d'être chez eux que les boursiers y sont à la Bourse ou les députés au Palais-Bourbon. C'est que le carreau des musiciens est une institution dont la tradition fait remonter l'origine à plusieurs siècles et dont les règlements premiers, d'ailleurs purement platoniques, se sont toujours conservés.
Il n'est point dans notre intention de faire ici l'historique de la corporation des "semeurs d'harmonie", comme les appelait un facétieux poète. Mais nos lecteurs nous sauront gré sans doute de leur indiquer le fonctionnement de cette originale association dont la bonne volonté de chacun garantit seule l'existence, et qui, malgré son ancienneté et son activité, est encore aujourd'hui très peu connue.
Oublions donc le temps jadis où le carreau, installé à quelques mètres de son siège actuel, juste sur la trouée de la rue Réaumur, offrait à de bons prix aux propriétaires des guinguettes fleuries de Romainville ou de Meudon, ses violes, ses rebecs et ses luths. On parle aujourd'hui clarinettes, saxophones et pistons. Parlons comme aujourd'hui.
Le 14 juillet, cela va sans dire, est le coup de fortune annuel de la corporation des musiciens. Les mille et un bals qui font ce jour-là, d'un bout à l'autre de Paris, la joie de la jeunesse ouvrière parisienne, exigent la mobilisation de tout le personnel "instrumental" disponible. Le 14 juillet, comme on dit au carreau, "il y a de l'embauche pour tout le monde". Du violon le plus exercé au piston rouillé le plus lamentable, chacun trouve à utiliser ses talents. Ce qui, en vertu de la loi économique de l'offre et de la demande, élève considérablement les exigences de la flûte et du tambour.
Ce qu'il y a de plus remarquable, sur ce carreau, je l'ai déjà dit, c'est que chaque individu qui s'y promène en attendant le client, est absolument indépendant des autres. Aucune obligation à souscrire, aucune règle à observer. Pas de statuts syndicaux, pas de conventions corporatives, rien que la liberté. Tout se passe d'homme à homme. L'embaucheur se présente, s'adresse au patron du débit qui se met avec obligeance à sa disposition, entre, grâce à cet intermédiaire, en relation avec un musicien et traite directement avec celui-ci. Il faut au client un orchestre, de dix, de huit, de quatre musiciens, celui qui a eu la chance d'être appelé s'improvise immédiatement chef d'orchestre, s'abouche avec des collègues, établit ses prix et signe enfin sur un coin de la table du café un engagement en bonne et due forme. Le client s'en va avec son papier en poche et voilà "une embauche" réglée.
Ce jeu se recommence dix fois, vingt fois de suite et sur plusieurs centaines de musiciens qui ont figuré au carreau dans la matinée, il est rare qu'à midi il en reste plus de vingt sans engagement.
Ces derniers, du reste ne sont pas toujours les plus malheureux. Souventes fois les engagements, pour une raison ou pour une autre, sont rompus à la dernière heure au moment où les danseurs impatients sont en place pour le premier quadrille. On voit alors les organisateurs des fêtes accourir en voiture au carreau et emmener avec eux, à prix d'or, l'orchestre qui lui est indispensable. Malheurs à ces clients retardataires! Ils apprennent à leurs dépens ce qu'il en coûte de ne pas prendre à l'avance ses précautions!
L'embauchage se pratique aussi par correspondance. Car si beaucoup de musiciens viennent "faire le 14 juillet à Paris" pour gagner quelques sous, on compte en revanche beaucoup de bals de province qui tiennent à faire venir leurs cuivres de la capitale. "Orchestre de Paris!". Cette mention donne toujours un certain lustre à une fête provinciale. Les lettres de demande sont alors adressées au patron du "Drapeau libérateur" qui se charge de les transmettre aux intéressés.
On compte enfin un troisième et dernier moyen d'embauchage. C'est l'affiche. Et, pendant le temps que j'ai passé la semaine dernière au carreau, j'ai pu en lire une douzaine comportant aussi bien des offres que des demandes. La rédaction de ces annonces est des plus simples.
On désire des musiciens,
Trois pistons et une basse.
S'adresser à M. X...
Et, plus loin, collée au mur, à hauteur d'homme, s'étale l'offre inverse, celle du musicien qui cherche un embaucheur.
M. J... dispose d'un orchestre complet.
Composition: 2 pistons, 1 clarinette, 1 flageolet
1 basse ou trombone
On traitera à la journée ou à forfait.
Voilà qui est plus coquet. Aussi un important secrétaire de comité ne tarde-t-il pas à entrer en pourparlers avec M. J... qui présente bientôt son personnel et fixe les conditions de l'embauchage.
Ces conditions, disons-le en terminant, n'ont aucune autre base que les intérêts contradictoires des musiciens et de ceux qui les emploient? C'est dire qu'elles varient suivant les tempéraments des uns et des autres. Cependant, la moyenne du gain des musiciens pour les trois jours de fête est de trente-cinq francs. certains reçoivent jusqu'à cinquante et même soixante francs mais ils sont rares.
Quant aux heures de travail, elles se répartissent ainsi: la première et la dernière soirée, les musiciens jouent de neuf heures à minuit ou une heure du matin. Le 14 juillet, ils jouent toute la nuit.
Il va sans dire que, en dehors des prix fixés, soit pour la journée de chaque musicien, soit à forfait, pour toute la durée de l'engagement et pour l'orchestre complet, les embauchés sont gens trop bien élevés pour faire aux embaucheurs l'affront de refuser leurs pourboires. On accepte volontiers les rafraîchissements, et même, le matin du 15 juillet, le casse-croûte. Sous ce rapport-là, d'ailleurs, le musicien a rarement à se plaindre et ceux qui l'engagent, des marchands de vins pour la plupart, se montrent à son égard assez généreux.
Le familier du carreau retrouve l'aubaine de la fête nationale, avec une légère diminution dans les prix "d'embauche" à chaque fête populaire comprenant dans ses programmes de réjouissances, des bals publics. La mi-carême, le mardi-gras sont les dates bénies du carreau. Et je ne parle pas des grands événements imprévus où les chevaliers du trombone et du piston trouvent encore des ressources. Aucun d'entre eux, par exemple, n'aurait l'ingratitude d'oublier la visite du tzar Nicolas II à Paris, visite qui fit couler des flots d'or dans tous les goussets du carreau.
D'aucuns soupirent après l'exposition qui promet des visites princières.
Mais combien compte-t-on de fêtes pareilles en un siècle?
Sourions donc sans acrimonie si les violons du 14 juillet nous coûtent un peu cher; et ne gardons pas rancune aux musiciens du carreau s'ils profitent un peu de l'occasion, puisqu'elle est si rare.
Hippolyte Lencou.
La Vie Illustrée, 20 juin 1899.
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