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vendredi 13 septembre 2013

Les drames de l'histoire.

Le 18 mars 1871.

La mort des généraux Lecomte et Clément Thomas racontée par un survivant.

L'historien, ou simplement le curieux qui chercherait à reconstituer le grand drame qui se déroula, il y a aujourd'hui trente-deux ans, bientôt un tiers de siècle,  sur les Buttes-Montmartre, éprouverait une vive désillusion.
Des témoins muets du sanglant épisode, pas un ne subsiste. L'énorme basilique du Sacré-Coeur recouvre l'emplacement où s'alignaient, le 18 mars 1871, les canons ramenés de la place Wagram pour les soustraire au vainqueur.



La Tour Solférino, où le général Lecomte fit enfermer les soldats rebelles à ses ordres, n'est plus. La maison de la rue des Rosiers, dans la cour de laquelle furent fusillés les deux généraux a entièrement disparu.
La Butte elle-même, avec ses squares, ses allées, son aspect bourgeois et tranquille, ne ressemble en rien à la Butte d'autrefois, véritable mont Pelé, faite de rochers auxquels s'attachaient des plantes sauvages et de sentiers rocailleux.
Le quartier tout entier a subi l'évolution. De hautes bâtisses modernes, des escaliers aux marches bien alignées ont remplacé les terrains vagues et les bicoques du temps passé. Ce n'est pas seulement sur la Butte elle-même que Montmartre a revétu cette robe nouvelle. On chercherait en vain, rue Clignancourt, le bal du Chateau-Rouge, qui comme la tour Solférino et la maison de la rue des Rosiers, a joué son rôle dans la journée qui mit Paris au pouvoir de la Révolution.

A l'assaut des Buttes.

Disparus aussi sont les témoins agissants, et c'est à grand'peine qu'on les retrouve, abrité dans quelque maison de retraite ou perdu dans l'immense ruche des faubourgs parisiens, quelqu'un de ceux qui virent ces jours si lointains qu'ils s'estompent déjà d'une impénétrable brume.
- Alors, disions-nous à l'un de ces vétérans de l'insurrection parisienne qui suivit la grande guerre, vous avez vu, le 18 mars 1871, mettre à mort le général Lecomte et le général Clément Thomas ?



- Oui, nous répondit l'ancien insurgé. Et j'étais là aussi, avec mon bataillon, le 215e fédéré, quand le matin fut fait prisonnier le général Lecomte. Clément Thomas, vous ne l'ignorez pas, ne fut arrêté que l'après-midi. Lecomte était déjà enfermé dans la maison de la rue des Rosiers quand y fut amené Clément Thomas...
- L'armée avait bien occupé les Buttes dans la matinée ? demandâmes-nous.
- Oui...Il était déjà six heures quand je fus réveillé par la générale qui battait dans toutes les rues de Montmartre...
" Aux armes ! Aux armes!" criait-on partout... Je m'habille à la hâte; je descend... En bas, je croise un tambour du 6e bataillon...
" Qu'est-ce qu'il y a ?
Les Buttes sont occupées...Place Pigalle, c'est plein de troupes..."
J'arrive au poste de ma compagnie, rue Doudeauville, tout près du boulevard Ornano...Toutes nos caisses sont crevées! Pas moyen de battre le rappel des hommes...Enfin, au bout d'une heure, nous sommes trois cents. Nous abordons le premier poste de soldats que nous voyons.
Ce sont des soldats du 88e de ligne...Va-t-on se tirer dessus ? Ah bien ! non... On crie tous: Vive la République ! Et on s'en va bras dessus bras dessous...C'est la même chose avec le poste de la rue Dejean. A huit heures, nous gravissons la rue Müller, et nous sommes en face du parapet qu'on avait élevé devant le parc d'artillerie des Buttes... Ah ! ce que le coeur me battait.

Le général Lecomte est fait prisonnier.

- Vous aviez alors l'armée devant vous. Est-ce que le général Lecomte était là ?
- Je crois bien, repartit le vieillard en s'animant, comme s'il revoyait la scène d'il y a trente-deux ans. S'il était là ! Je le vois encore, avec son képi à feuilles d'or; il était enveloppé dans une longue fourrure qui le couvrait des pieds à la tête...Mais attendez un peu, que je continue... Nous entendons sonner le ralliement, et, tout à coup, une ligne de mobiles portant une grenade noire au képi, d'anciens sergents de ville, qui nous mettent en joue...Feu! Feu!... Sept de nous tombent. Mais nous marchons quand même... Et puis de voir les soldats qui était avec nous, en amis, cela fait impression sur les autres...Nous sommes bientôt au pied de la tour Solférino... Devant nous, le général Lecomte, qui se voit abandonné par ses troupes, ne sait que dire...J'ouvre la porte de la Tour. Il s'en échappe une vingtaine de soldats prisonniers qu'y a fait enfermer le général...
- Ce sont ces soldats, qui ont tiré les premiers sur leur chef dans le jardin de la rue ees Rosiers ?
- Oui... Et voici pourquoi... A ce qu'il paraît que ces soldats n'avaient pas voulu marcher contre nous... Le général Lecomte avait alors appelé les anciens sergents de ville, et il avait fait fourrer les soldats au bloc, en leur disant: " Votre compte est bon"... C'est ce qu'ils ont raconté...

La conduite au Château-Rouge.

- Alors, vous faites prisonnier le général ? Et où l'emmenez-vous ?
- Rue Clignancourt...J'étais tout près de mon capitaine, le capitaine Massenet, frère du célèbre compositeur, qui avait passé son bras sous le sien pour le protéger contre la foule qui le prenait pour Vinoy...Ah ! . Ce n'était pas drôle. Comme nous refusions de leur livrer le général, ils nous insultaient, nous appelaient traîtres...Enfin, on arrive au Château-Rouge...Le jardin était plein de gardes nationaux, entre autres, je me rappelle, le 79e bataillon..."A mort celui qui a fait tirer sur le peuple !" criait-on. Nous conduisons le général dans une salle d'un petit pavillon à gauche du Parc...Il demande à déjeuner. On va lui chercher le nécessaire...Il y a là avec lui d'autres officiers  de l'armée qui ont été arrêtés le matin...Dans le jardin, on discute avec animation. Les uns sont partisans de l'exécution immédiate du général. D'autres veulent qu'on établisse une Cour martiale pour le juger...Enfin, on le conduit au Comité de la garde nationale qui siège rue des Rosiers, sur la Butte.

Retour à la rue des Rosiers.

- C'est là qu'on l'a fusillé ?
- Oui... On part. On monte la Butte. De savoir qu'on allait le juger au Comité, cela avait apaisé tout le monde...Du reste, on ne songeait qu'à la victoire. Dans les rues, c'était comme un jour de fête... Sûr, je croyais bien à ce moment que le général allait s'en tirer...
- Et quand vous êtes rue des Rosiers ?
- Rue des Rosiers, on enferme le général dans une petite pièce du rez de chaussée; ce sont ses propres soldats qui le gardent...Il était déjà quatre heures, et, je vous le répète, à ce moment, on ne parlait plus de mort, mais de jugement...Si bien que nous avions mis les fusils en faisceaux et que nous causions tranquillement des événements du matin...Mais voila qu'un brouhaha infernal monte de la rue..." Au Comité ! A mort ! A mort !..."
Qu'est-ce donc ? Nous avons à peine le temps de courir à la porte, que nous nous sentons entraînés, bousculés, par la foule qui envahit la cour...Au milieu d'elle, un grand vieillard à barbe blanche, en redingote noire et pantalon clair..."A bas Clément Thomas ! crie-t-on...A mort Clément Thomas !...A mort le général de Juin..."

La mort des deux généraux.

- Et comment le général Clément Thomas se trouvait-il au pouvoir de cette foule ?




- Nous sûmes bientôt qu'il venait d'être arrêté sur le boulevard Rochechouart... On allait le relacher quand un vieux garde national, ancien insurgé de juin 1848, l'avait dénoncé à la foule. "Il nous a fusillés, il y a vingt ans !" Et on l'avait conduit au Comité...Ah ! j'ai bien vu alors que la journée ne se passerait pas sans que du sang fût répandu...Malgré les protestations de ceux qui croient pouvoir le sauver en demandant qu'on le juge. Clément Thomas est poussé contre le mur...Les coups de feu éclatent...Je le vois encore, avec sa haute stature, à travers la fumée, s'incliner, sanglant, et tomber...
- Et le général Lecomte ?
- Lecomte !...Eh bien! A peine Clément Thomas est-il tombé, que, de la salle où il est enfermé, nous le voyons sortir, entouré de soldats... ce sont toujours ses soldats, ceux de la Tour. On le jette contre le mur. Il tient son képi à la main...Il me semble que ses yeux sont noyés de larmes...




Le matin, quand on le conduisit des Buttes au Château-Rouge, il nous avait dit qu'il avait des enfants...Encore des coups de feu, des cris...Son cadavre tombe à terre tout près de celui de Clément Thomas...Je suis resté là, tout seul, pendant je ne sais combien de temps. Les soldats, et les notres aussi, avaient fui précipitemment...Je les ai revu encore, le lendemain, les deux généraux, couchés côte à côte sur la même civière, dans le vieux petit cimetière Saint-Vincent, où on les inhuma provisoirement...Vous savez où ils reposent aujourd'hui... dans la grande allée du Père Lachaise, à gauche, en montant...Ceux qui les ont tués: on n'a jamais connu leurs noms et on ne les connaîtra probablement jamais... Vous savez, les Conseils de guerre, ils n'ont rien su !
Le vieux s'était tu. Je considérais son visage que pas un pli d'émotion ne ridait, au souvenir de ces heures tragiques.
- Alors, lui dis-je, ce que vous venez de me raconter, vous l'avez vu ? Tous les détails vous sont restés vivants dans la mémoire ? Car il me semble que vous les rappelez comme s'ils étaient d'hier.
- Les oublier ! s'écria l'ancien fédéré. Ah ! monsieur, ces souvenirs-là, on ne me les arrachera qu'avec la vie.

                                                                                                   Maxime Vuillaume.


Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 mars 1903.

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