Lorsque tant de gens se plaignent, avec quelques raisons peut être, de la cherté de l'existence, ce qui nécessite un travail acharné si l'on veut répondre à tous les besoins de la vie moderne; ils ne se rendent pas compte que du moins, en échange de cette cherté de la vie, nous jouissons d'avantages innombrables et d'un confortable dont les plus riches des temps passés (sans même remonter bien loin) étaient complètement privés. Récemment un auteur, qui s'est fait une spécialité d'étudier les siècles passés et leur mode d'existence, s'écriait en parlant de notre vie moderne: "C'est le siècle des salles de bains, des calorifères et des water-closets". Qu'on nous pardonne d'ailleurs le dernier mot contenu dans la citation; il se rapporte précisemment à une des plus heureuses modifications qui aient été apportées dans notre vie quotidienne, modification qui a étrangement amélioré l'hygiène et la propreté domestiques. Et c'est que justement, ces trois sortes d'installation auxquelles fait allusion M. d'Avenel, sont caractéristiques de la maison moderne, et manquaient complètement dans la maison de jadis, même dans les palais des souverains.
Si tout ce confort qui nous semble du nécessaire à l'heure actuelle faisait ainsi défaut à des époques même peu lointaines, c'est que, si le salaire des ouvriers que l'on employait à construire les maisons et à y faire les diverses installations considérées comme indispensables, était bien faible, par contre tous les matériaux que l'on employait revenaient fort cher. Cela tenait à ce que les procédés techniques, les appareils, les machines, étaient tout à fait élémentaires. Quelques détails vont nous faire comprendre la chose.
La pierre de taille de Saint-Cloud, par exemple, employée à Paris pour la porte Saint-Denis, vers la fin du dix-septième siècle, revenait à 170 francs tout au moins et souvent à plus de 200 francs le mètre cube. La pierre de Conflans, qui a servi à faire les façades de la place de la Concorde, figure au devis, en 1760, pour 113 francs le mètre cube. Aujourd'hui, la pierre de taille à Paris ne vaut même pas 100 francs le mètre cube. Si nous cherchions ce que valait la brique, nous trouverions des comparaisons encore plus édifiantes, par exemple, en nous reportant au moyen âge, où pourtant la vie des ouvriers était bien médiocre, et leur alimentation bien sommaire. La brique de bonne qualité valait alors quelque chose comme 80 à 100 francs le mille, alors qu'elle est tombée bien en dessous de 50 francs à l'heure actuelle. La chaux se payait le double de son prix d'aujourd'hui. Il est bien vrai que souvent, on ne construisait ni en briques ni en pierre. On édifiait des maisons à pans de bois, comme on en trouve si souvent encore en Normandie, pans de bois recouverts de plâtre. Or, le plâtre, pour son compte, coûtait plus de dix francs pour une mesure correspondant à notre hectolitre; alors que le prix est bien en dessous de 2 francs à notre époque. Pour les parquets, la construction du château de Fontainebleau, en 1531, nous donne un renseignement. Les planchements, comme on disait, faits sur les aires des salles, chambres et cabinets se payaient 18 francs le mètre carré: c'est beaucoup plus cher que l'on ne paye maintenant le mètre des parquets modernes à point de Hongrie soigné.
A la vérité parfois les demeures construites avec des matériaux relativement si coûteux pouvaient être faites plus artistiques que les nôtres; tout simplement parce que les artistes peintres et sculpteurs qui décoraient les hôtels et les châteaux touchaient des salaires que des manoeuvres de notre époque ne trouveraient pas très élevés. On pouvait donc embellir sa demeure à peu de frais. C'est ainsi que la frise de festons composés "de fruitages avec petits enfants et oiseaux entremélés" qui orne le second étage de la cour intérieure du Louvre, a été payée 1300 francs en tout et pour tout à Pierre l'Heureux et à trois de ses frères. Pour 3100 francs, deux autres artistes s'étaient chargé des sculptures de la façade du Louvre du côté de la rivière.
Et en tout cas, ce que nous appelons le confortable moderne était on peut dire inexistant à tous égards. Si nous avions pénétré dans ce qu'on appelait le logis des Herbert, famille puissante de la bourgeoisie provinciale de Poitiers, après avoir vu cet hôtel (qui a été démoli en 1887) orné extérieurement de morceaux exquis d'architecture, nous aurions constaté dans quelle simplicité vivaient ces familles de riches de l'époque. Au rez-de-chaussée il y avait, en tout, une salle unique de 7 m, 20 sur 11 m, 50, éclairée par deux croisées à meneaux faisant vis-à-vis à une cheminée monumentale. En prenant l'escalier, disposé dans une tourelle polygonale en saillie, et desservant les deux étages à l'aide d'un couloir extérieur en bois, nous voyons, au premier comme au second, seulement deux pièces de 5 m,65 sur 7 m,20. Dans les embrasures se trouvaient des bancs de pierre, et les parquets étaient constitués tout simplement d'un carrelage en terre cuite. Cela semblerait réellement misérable au plus modeste des tous petits bourgeois modernes.
Il y avait bien des peintures, des dorures, des marbres, des sculptures; mais très souvent les gens riches dinaient dans leur cuisine ou dans leur anti-chambre au dix-huitième siècle. Les cheminées fumaient et ne chauffaient point, tout était mal éclairé. Il n'existait point de sonnettes; et, à la fin du dix-septième siècle, on mentionnait sur des affiches, comme chose remarquable, offres d'appartements à louer où il y avait des sonnettes toutes posées. Il y avait bien, dans les parcs, dans les jardins, des machines hydrauliques, des fontaines, des cascades. Mais à Versailles, alors que le château était dans toute sa splendeur, il n'y avait qu'une seule baignoire qui ne servit jamais, et qui a été ultérieurement installée comme bassin au milieu d'une pelouse du château. On fut stupéfait quand on vit Choiseul installer à Chanteloup un pavillon de bains. Et quant "aux petits appartements discrets de nécessité" auxquels M. d'Avenel faisait allusion tout à l'heure, dans la phrase que nous avons citée, il était très rare qu'on en disposât d'un dans la cour même des maisons bourgeoises. Et les petits "retraits particuliers" dans les appartements du Roi, de la Reine, de Diane de Poitiers et des personnages de distinction, étaient des réduits qui empoisonnaient toute la construction. Quand, à la fin du dix-huitième siècle, on commença à introduire des "dispositifs à l'anglaise" , ce fut une curiosité et une stupéfaction générales. On citait tout particulièrement ceux de Mlle Deschamps, une beauté célèbre et danseuse dans les choeurs de l'Opéra.
Aujourd'hui, nous mettons de l'eau partout; on commence enfin à se laver réellement; les habitudes de propreté s'introduisent peu à peu dans les milieux les plus humbles, au grand avantage de l'hygiène et de la santé.
Daniel Bellet.
Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.
Si tout ce confort qui nous semble du nécessaire à l'heure actuelle faisait ainsi défaut à des époques même peu lointaines, c'est que, si le salaire des ouvriers que l'on employait à construire les maisons et à y faire les diverses installations considérées comme indispensables, était bien faible, par contre tous les matériaux que l'on employait revenaient fort cher. Cela tenait à ce que les procédés techniques, les appareils, les machines, étaient tout à fait élémentaires. Quelques détails vont nous faire comprendre la chose.
La pierre de taille de Saint-Cloud, par exemple, employée à Paris pour la porte Saint-Denis, vers la fin du dix-septième siècle, revenait à 170 francs tout au moins et souvent à plus de 200 francs le mètre cube. La pierre de Conflans, qui a servi à faire les façades de la place de la Concorde, figure au devis, en 1760, pour 113 francs le mètre cube. Aujourd'hui, la pierre de taille à Paris ne vaut même pas 100 francs le mètre cube. Si nous cherchions ce que valait la brique, nous trouverions des comparaisons encore plus édifiantes, par exemple, en nous reportant au moyen âge, où pourtant la vie des ouvriers était bien médiocre, et leur alimentation bien sommaire. La brique de bonne qualité valait alors quelque chose comme 80 à 100 francs le mille, alors qu'elle est tombée bien en dessous de 50 francs à l'heure actuelle. La chaux se payait le double de son prix d'aujourd'hui. Il est bien vrai que souvent, on ne construisait ni en briques ni en pierre. On édifiait des maisons à pans de bois, comme on en trouve si souvent encore en Normandie, pans de bois recouverts de plâtre. Or, le plâtre, pour son compte, coûtait plus de dix francs pour une mesure correspondant à notre hectolitre; alors que le prix est bien en dessous de 2 francs à notre époque. Pour les parquets, la construction du château de Fontainebleau, en 1531, nous donne un renseignement. Les planchements, comme on disait, faits sur les aires des salles, chambres et cabinets se payaient 18 francs le mètre carré: c'est beaucoup plus cher que l'on ne paye maintenant le mètre des parquets modernes à point de Hongrie soigné.
A la vérité parfois les demeures construites avec des matériaux relativement si coûteux pouvaient être faites plus artistiques que les nôtres; tout simplement parce que les artistes peintres et sculpteurs qui décoraient les hôtels et les châteaux touchaient des salaires que des manoeuvres de notre époque ne trouveraient pas très élevés. On pouvait donc embellir sa demeure à peu de frais. C'est ainsi que la frise de festons composés "de fruitages avec petits enfants et oiseaux entremélés" qui orne le second étage de la cour intérieure du Louvre, a été payée 1300 francs en tout et pour tout à Pierre l'Heureux et à trois de ses frères. Pour 3100 francs, deux autres artistes s'étaient chargé des sculptures de la façade du Louvre du côté de la rivière.
Et en tout cas, ce que nous appelons le confortable moderne était on peut dire inexistant à tous égards. Si nous avions pénétré dans ce qu'on appelait le logis des Herbert, famille puissante de la bourgeoisie provinciale de Poitiers, après avoir vu cet hôtel (qui a été démoli en 1887) orné extérieurement de morceaux exquis d'architecture, nous aurions constaté dans quelle simplicité vivaient ces familles de riches de l'époque. Au rez-de-chaussée il y avait, en tout, une salle unique de 7 m, 20 sur 11 m, 50, éclairée par deux croisées à meneaux faisant vis-à-vis à une cheminée monumentale. En prenant l'escalier, disposé dans une tourelle polygonale en saillie, et desservant les deux étages à l'aide d'un couloir extérieur en bois, nous voyons, au premier comme au second, seulement deux pièces de 5 m,65 sur 7 m,20. Dans les embrasures se trouvaient des bancs de pierre, et les parquets étaient constitués tout simplement d'un carrelage en terre cuite. Cela semblerait réellement misérable au plus modeste des tous petits bourgeois modernes.
Il y avait bien des peintures, des dorures, des marbres, des sculptures; mais très souvent les gens riches dinaient dans leur cuisine ou dans leur anti-chambre au dix-huitième siècle. Les cheminées fumaient et ne chauffaient point, tout était mal éclairé. Il n'existait point de sonnettes; et, à la fin du dix-septième siècle, on mentionnait sur des affiches, comme chose remarquable, offres d'appartements à louer où il y avait des sonnettes toutes posées. Il y avait bien, dans les parcs, dans les jardins, des machines hydrauliques, des fontaines, des cascades. Mais à Versailles, alors que le château était dans toute sa splendeur, il n'y avait qu'une seule baignoire qui ne servit jamais, et qui a été ultérieurement installée comme bassin au milieu d'une pelouse du château. On fut stupéfait quand on vit Choiseul installer à Chanteloup un pavillon de bains. Et quant "aux petits appartements discrets de nécessité" auxquels M. d'Avenel faisait allusion tout à l'heure, dans la phrase que nous avons citée, il était très rare qu'on en disposât d'un dans la cour même des maisons bourgeoises. Et les petits "retraits particuliers" dans les appartements du Roi, de la Reine, de Diane de Poitiers et des personnages de distinction, étaient des réduits qui empoisonnaient toute la construction. Quand, à la fin du dix-huitième siècle, on commença à introduire des "dispositifs à l'anglaise" , ce fut une curiosité et une stupéfaction générales. On citait tout particulièrement ceux de Mlle Deschamps, une beauté célèbre et danseuse dans les choeurs de l'Opéra.
Aujourd'hui, nous mettons de l'eau partout; on commence enfin à se laver réellement; les habitudes de propreté s'introduisent peu à peu dans les milieux les plus humbles, au grand avantage de l'hygiène et de la santé.
Daniel Bellet.
Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.
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