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mercredi 18 septembre 2013

Coutumes et traditions.

La promenade du boeuf gras.

Parmi les fêtes qui semblent des legs du paganisme, il faut mettre en première ligne "la promenade du boeuf gras", regrettée par un certain nombre de Parisiens, et qui avait lieu, autrefois, dans la plupart des provinces, sous le nom de " promenade du boeuf viellé ou violé, ou villé"; sans doute parce que l'animal était promené par la ville au son des violons et des vielles.
D'où venait cet usage bizarre ? Nos ancêtres adoraient le taureau zodiacal, disent les savants, qui en trouvent la preuve dans un monument découvert à Notre-Dame de Paris et dont les bas-reliefs représentaient, parmi les divinités gauloises et romaines, ce taureau revêtu de l'étole sacrée et surmonté de trois grues, oiseaux de bon augure.
Quelques chercheurs d'étymologie confirment cette origine, en remontant jusqu'aux Egyptiens qui avaient institué une fête du "boeuf", pour rappeler les services rendus par la race bovine à l'agriculture.
De l'Egypte, la fête du "boeuf" passa en Grèce et en Italie et se célébra précisément à l'équinoxe du printemps, à l'entrée du soleil dans le signe du Taureau. Elle ne tarda pas, d'ailleurs, a perdre son caractère sacré, et, sous Charles V, elle était déjà devenue un divertissement avant de dégénérer en parade carnavalesque. Au XVe siècle, lorsqu'on eut rétabli la grande boucherie de l'Apport-Paris (emplacement des boucheries hors la ville), les maîtres bouchers commencèrent à fournir le boeuf destiné à être promené en ville.
Nous croyons qu'il faut voir dans le boeuf gras le symbole du carnaval, temps où triomphe la boucherie. La mort de ce boeuf, tué la veille du mercredi des Cendres, ne se rapportait-elle pas bien à la fin des "jours gras" auxquels allait succéder le Carême, autrefois si rigoureux que toutes les boucheries étaient fermées. N'est-il pas vraisemblable que les garçons bouchers aient célébré la fête de leur confrèrie ? D'autre part, les bouchers de Paris, qui avaient eu de nombreux procès avec les bouchers des Templiers, ne pouvaient-ils pas témoigner leur reconnaissance, pour les privilèges qu'on leur avait accordés en dédommagement, par des réjouissances publiques qui se sont perpétuées jusqu'à nous ?
En tout cas, voici d'après un contemporain, comment avait lieu cette promenade il y a 150 ans:
"Les garçons de la boucherie de l'Apport-Paris n'attendirent pas en cette année le jour ordinaire (le jeudi qui précède le dernier jour du carnaval, ou jeudi gras), pour faire la cérémonie du boeuf gras. Le mercredi matin, ils promenèrent par la ville un boeuf qui avait sur la tête, au lieu d'aigrette, une grosse branche de laurier-cerise; il était couvert d'un tapis qui lui servait de housse." Ce boeuf était paré comme les victimes préparées pour les sacrifices romains. Il portait sur son dos un enfant, ayant un ruban bleu en écharpe et portant d'une main une épée nue et de l'autre un sceptre doré. Cet enfant, appelé "le roi des bouchers", était escorté par une quinzaine de garçons bouchers, vêtus de corsets rouges à retroussis blancs, coiffés de turbans ou de toques. Cette mascarade était précédée de fifres, de violons et de tambours. "Ils parcoururent dans cet équipage plusieurs quartiers de la ville, se rendirent aux maisons des divers magistrats, et, ne trouvant pas chez lui le premier président du Parlement, ils se décidèrent à faire monter dans la grande salle du palais, par l'escalier de la Sainte-Chapelle, le boeuf gras et son escorte. Et, après s'être présentés au président, ils promenèrent le pauvre animal au milieu des procureurs et des avocats, dans diverses salles du palais, et le firent descendre par l'escalier de la cour, du côté de la place Dauphine."
Le lendemain, la même cérémonie se renouvela; les bouchers des autres quartiers de Paris promenèrent aussi leur "boeuf gras", sans toutefois lui faire parcourir les salles du Palais.
Violons, fifres et tambours allaient successivement aux logis des prévots, échevins, présidents et conseillers; partout le triomphateur fut le bienvenu et les gardes du corps furent largement payés.
Cette fête cessa pendant la Révolution; sous le premier Empire, par ordonnance, elle fut rétablie, mais longtemps la police seule en fit les frais. Le "roi des bouchers" s'était métamorphosé en Amour; il avait échangé son sceptre et son épée contre un flambeau et un carquois: les friperies mythologiques étaient exhumées avec les pompes césariennes. Après la mort de plusieurs enfants, frappés de congestion pulmonaire, on supprima "le roi du boeuf gras", et on le relégua dans un char olympique à la fin du cortège.
Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, le boeuf se promenait annuellement, le dimanche et le mardi gras, dans les rues de Paris, précédé de la cour de Jupiter, fanée et crottée, à cheval et en voiture, et allait rendre visite aux pairs, aux députés et aux fonctionnaires.
Il disparut en 1848 ou 1849. L'année suivante, le préfet de la Seine voulut bien autoriser la promenade traditionnelle, mais il refusa la subvention accordée par l'Administration municipale. Aucun boucher de Paris ne voulut acheter le boeuf gras et un boucher de la banlieue se rendit acquéreur du lauréat "César", qui fit les délices de la population suburbaine. Le cortège n'en fut pas moins magnifique, et Paris, piqué de jalousie, repromena sur ses boulevards le boeuf gras dont il avait été privé pendant trois ans.
Dès 1855, les grands personnages visités par les "triomphateurs" carnavalesques rivalisèrent de générosité et leurs dons dépassèrent les subventions accordées avant la révolution de Février aux entrepreneurs de cette parade annuelle. Le "boeuf gras" prit chaque année le nom de l'événement le plus saillant en politique ou en littérature: Le Juif-errant, le Père Goriot, Monte-Cristo, Tour, Faust, Solférino, Magenta, etc...Il a disparu avec l'effondrement du second Empire et les désastres de la guerre franco-allemande.
L'un des derniers héros du mardi gras fut le boeuf "La Lune", qui avait emprunté son nom, si nos souvenirs sont fidèles, à la revue populaire illustrée par Gill. Le collier qui ornait ce magnifique produit de l'espèce bovine, pendant sa promenade triomphale, eut une singulière destinée comme nous allons le voir.
Un de nos plus intrépides explorateurs, M. Achille Raffray avait été chargé par le ministre de l'instruction publique d'une mission scientifique dans l'Afrique australe. Il avait parcouru les hauts plateaux de l'Hamacent, les plaines de Tembiene, les montagnes des Agros et les rives du Nil Bleu, et il allait prendre congé du Négus Jean, ou Johannés, qui lui avait fait un accueil cordial.
Un jour, notre voyageur reçut la visite très intéressée de l'orfèvre du souverain abyssin, qui lui apportait une de ces épingles en vermeil que les chefs noirs piquent dans leurs cheveux.
M. Raffray lui donna un tablier, puis cherchant parmi ses bibelots quelque objet de fabrication européenne, il se rappela avoir conservé quelques bijoux parisiens.
Lors de son départ de France, son ami Deyrolle lui avait donné un grand collier en cuivre doré et en verre du plus splendide effet. Ce collier de clinquant était celui que Deyrolle avait enroulé autour du cou du célèbre boeuf gras La Lune, après avoir empaillé le monstrueux ruminant pour le faire figurer à l'Exposition universelle. En le remettant à M. Raffray, avait souhaité à son ami "qu'un souverain africain se montrât heureux de l'échanger contre un diamant brut." Le voyageur avait accepté, en souriant, mais sans grand espoir de voir ce souhait se réaliser.
La visite de l'orfèvre du Négus, après l'avoir mis un moment dans l'embarras, lui fit presqu'aussitôt songer au fameux collier: c'était le vrai cadeau à faire à ce haut fonctionnaire "de la couronne". M.Raffray donna donc avec empressement une agrafe de l'ornement de "la Lune".
L'orfèvre partit enchanté. Une demie heure après, M. Raffrey le vit revenir, apportant une seconde épingle, plus belle que la première:
- Veux-tu, dit-il, m'échanger cette épingle contre un autre de tes bijoux ?
Notre compatriote se fit un peu prier, assurant qu'il ne lui restait plus guère d'objets de valeur; puis, il donna une seconde agrafe à l'orfèvre, se demandant si le voeu de M. Deyrolle n'allait pas se réaliser. Il n'en fut malheureusement rien; mais on peut juger de la surprise de M. Raffray lorsque, dans une nouvelle visite au roi Jean, il vit ses deux agrafes orner le cou du souverain africain, comme si elles avaient appartenu au collier de la Toison d'Or. Le voyageur eut toutes les peines du monde à conserver sa gravité et son sang froid; car certes le rapprochement était au moins bizarre: le collier d'un "boeuf gras" de Paris devenu la parure de l'empereur d'Ethiopie, du Négus Négonschis, du roi des rois ! Un instant il songea à offrir au roi Jean le reste des agrafes, mais il n'osa pas; il eût fallut le faire avec un sérieux dont il ne se sentait pas capable.
Au sortir de l'entrevue royale, M. Raffray raconta l'histoire à son compagnon de voyage et tous les deux en rirent à gorge déployée; mais entre eux comme des augures: car il avait fait la chose bien innocemment et il ne fallait point la divulguer.
Les années ont passé sur ce joyeux incident de voyage et le Négus est un souverin trop civilisé pour avoir gardé rancune à notre compatriote: aussi n'avons-nous pas hésité à raconter le fait, d'après M. Raffray lui-même, qui ne peut y songer encore sans un sourire.

                                                                                                              M. Demays.

Journal des Voyages, dimanche 3 mars 1889.

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