L'archipel de la "Terre-de-Feu" se compose d'un grand nombre d'îles et d'îlots, ainsi nommé à cause de l'épaisse fumée que les premiers explorateurs virent, de loin, s'élever des huttes indigènes. Situé au sud de l'Amérique, cet immense archipel occupe un espace de 130 lieues de long sur 80 de large; il est borné au nord par le détroit de Magellan, à l'est par l'océan Atlantique, au sud par l'océan Austral, à l'ouest par la mer du Sud. Les plus importantes de ces îles sont: l'île Navarin, l'île des Etats, l'île Hosti, l'île Gordon, au sud; les îles Clarence, de Désolation, Dawson, à l'ouest; enfin la grande île de la Terre-de-Feu au nord et à l'est. La Terre-de-Feu est séparée de la Patagonie par le détroit de Magellan. Basses et marécageuses vers le nord, sur le littoral, les terres s'élèvent et portent des montagnes dont quelques-unes, comme le mont Sarmiento et le Darwin, ont plus de 2.000 mètres d'altitude. Des ruisseaux rapides, courts et sinueux, les arrosent; quelques-uns de ces cours d'eau ne trouvant pas d'issue vers la mer, forment des étangs ou lagunes, où croupit un liquide rougeâtre ou blanchâtre et désagréable au goût. Le climat est rigoureux; de mai à octobre, la neige recouvre le sol; d'octobre à janvier, les gelées blanches argentent les herbes des plaines que, de février à mai, le soleil brûle de ses rayons.
Dans les îles du nord, on ne rencontre guère que de rares buissons de cassis et d'arbustes maigres. L'herbe n'atteint jamais 25 centimètres de hauteur et le vent la déssèche avant qu'elle fleurisse. C'est la caricature des pampas et de la Patagonie. Au midi, au contraire, ce ne sont que "forêts vierges d'arbres séculaires et de jeunes taillis verdoyants, entrecoupées d'éclaircies formées par des fondrières, où les chevaux entrent jusqu'au poitrail." La faune est très pauvre en dehors du renard et du chien, elle ne renferme que le guanaco, de la taille d'un cerf, et des rats. En revanche, les oiseaux et les poissons sont innombrables.
L'île des Etats, séparée par le détroit Le Maire, de la terre méridionale du roi Charles, mesure 45 mètres de long à peine et n'offre qu'un sol aride et désolé.
Sur le rivage de l'île des Etats se dresse un phare entretenu pas la république Argentine et qu'un vapeur approvisionne tous les deux mois. L'année dernière, les employés de ce phare, en explorant "l'île des Etats" trouvèrent quatre barils semblables à ceux qu'on emploie ordinairement pour conserver la viande de boeuf. Une semblable découverte était bien faite pour surprendre les visiteurs; leur étonnement se changea en stupéfaction quand ils reconnurent que les tonnelets renfermaient des êtres humains dépecés.
Les habitants de la Terre-de-Feu paraissent, en effet, ignorer le cannibalisme qui a régné et règne encore chez tous les peuples barbares; on se souvient les festins horribles de Tantale et de Thyeste, de Polyphème et des Lestrygons, qui, au dire d'Homère, dévorèrent les compagnons d'Ulysse, sans parler des Scythes, des Germains, des Celtes, des Carthaginois et des Ethiopiens. Lors de la découverte de l'Amérique, on trouva l'antropophagie chez les Caraïbes, dans les Antilles et même dans les empires civilisées du Mexique et du Pérou, et elle sévit encore chez quelques tribus du centre de l'Afrique, dans les îles de la Sonde, dans la Nouvelle-Zélande et la Polynésie. Tandis que les animaux ne semblent manger leurs congénaires ou leurs petits que sous l'influence de la terreur ou du désespoir qu'on leur enlève, le vieux sauvage dit à son fils: "Mange-moi, plutôt que m'abandonner à nos ennemis; du moins que mon corps serve à te nourrir; tes entrailles me tiendrons lieu de tombeau !"
Mais si chez les Canapagnas, leur voisin du continent américain, l'antropophagie remplace pour ainsi dire l'inhumation et la sépulture, les Fuégiens n'ont point l'habitude de faire rôtir leurs morts et de les manger, et ils n'imitent point les Rhinderwas de l'Inde, qui mangent leurs parents atteints de maladie grave ou rendus infirmes par la vieillesse. Ils ne poussent pas le raffinement de la gourmandise et de la barbarie jusqu'à imiter les Romains du temps de Commode, que Galien nous représente comme se délectant de chair humaine, ou les Kanaks, qui affirmaient à notre cher ami Jules Garnier manger leurs ennemis, "parce que c'était beau et bon, aussi bon que porc et vache", et n'éprouver aucune répugnance à dévorer, cuits dans la terre avec des taros et des ignames, leurs propres pères accablés de vieillesse ou leurs enfants quand ils n'étaient pas bien conformes.
Les employés du phare s'expliquaient d'autant moins leur découverte que, si certaines tribus ont la déplorable habitude de manger leurs ennemis, les habitants de la petite île des Etats sont trop isolés pour être en guerre avec des peuplades antropophages qui leur aurait innoculé le cannibalisme.
Les débris de corps humains enfermés dans les barils appartenaient, d'ailleurs, à des Européens, et la façon dont ils avaient été dépecés et préparés révélait une main civilisée. On sait que les sauvages ne conservent que les têtes de leurs ennemis comme trophées de victoire, et il y avait là, sept cadavres entiers. C'était l'épilogue d'un drame horrible, unique dans les annales des naufrages célèbres, et qui vient d'être révélé par des marins anglais du Glenmore.
Ce navire était parti de Maryport en décembre 1887, faisant voile vers Buenos-Ayres avec un chargement de fer; surpris par une tempête, il fit naufrage, au mois d'avril dernier, dans le détroit compris entre l'île des Etats, Staten-Island, et la Terre-de-Feu.
L'équipage pu se sauver dans cette île, et, pendant de longs mois, ne vécut que de racines arrachées dans les crevasses remplies de neige, exténués de fatigue et de faim, jusqu'à ce qu'un vapeur allemand, passant dans ces parages, vint les rapatrier.
A leur retour à Liverpool, ces marins racontèrent l'épouvantable histoire que voici:
Dix-huits mois avant leur arrivée dans l'île des Etats, les équipages de deux navires naufragès étaient parvenus à y aborder, après mille dangers.
Après quelques semaines de séjour à travers ce territoire montagneux, aride, sans arbres et presque sans herbe, seize d'entre eux parvinrent jusqu'au phare, distant de 25 milles de l'endroit où ils s'étaient réfugiés tout d'abord. Interrogé par le gardien de phare, ils racontèrent que leurs compagnons étaient morts d'épuisement.
Le vapeur qui approvisionne le phare bimensuellement les amena ensuite à Buenos-Ayres.
Ce n'est que beaucoup plus tard, dans une exploration de l'endroit où avaient séjournés les naufragés, que les employés du phare rencontrèrent les barils, et que se rappelant certains détails du récit des marins, ils se convainquirent, après un examen approfondi des cadavres, que les seize survivants avaient tués leurs compagnons trop faibles pour se défendre, et s'étaient nourri de leurs restes, après les avoir préalablement salés et mis en reserve.
" J'excuse tous les coupables qui ont faim, disait Toussenel, parce que la première loi de tous les êtres est de vivre !" Des actes de sauvagerie aussi odieux n'en inspirent pas moins une horreur invincible, et c'est avec d'affreuses angoisses que nous lisons l'histoire d'Ugolin et celle des malheureux naufragés de la Méduse.
Unissons-nous donc aux journaux anglais pour réclamer l'intervention des gouvernements Européens pour qu'un dépot de provisions soit établi à Staten-Island; le plus proche est à l'île de Falk, à plus de 300 milles et le nombre de naufrage est considérable sur ce poinrt. En assurant le ravitaillement des malheureux équipages, on conjurera de pareils actes de barbarie et l'on aura bien mérié de l'humanité.
F. de Cazane.
Journal des Voyages,dimanche 17 février 1889.
Dans les îles du nord, on ne rencontre guère que de rares buissons de cassis et d'arbustes maigres. L'herbe n'atteint jamais 25 centimètres de hauteur et le vent la déssèche avant qu'elle fleurisse. C'est la caricature des pampas et de la Patagonie. Au midi, au contraire, ce ne sont que "forêts vierges d'arbres séculaires et de jeunes taillis verdoyants, entrecoupées d'éclaircies formées par des fondrières, où les chevaux entrent jusqu'au poitrail." La faune est très pauvre en dehors du renard et du chien, elle ne renferme que le guanaco, de la taille d'un cerf, et des rats. En revanche, les oiseaux et les poissons sont innombrables.
L'île des Etats, séparée par le détroit Le Maire, de la terre méridionale du roi Charles, mesure 45 mètres de long à peine et n'offre qu'un sol aride et désolé.
Sur le rivage de l'île des Etats se dresse un phare entretenu pas la république Argentine et qu'un vapeur approvisionne tous les deux mois. L'année dernière, les employés de ce phare, en explorant "l'île des Etats" trouvèrent quatre barils semblables à ceux qu'on emploie ordinairement pour conserver la viande de boeuf. Une semblable découverte était bien faite pour surprendre les visiteurs; leur étonnement se changea en stupéfaction quand ils reconnurent que les tonnelets renfermaient des êtres humains dépecés.
Les habitants de la Terre-de-Feu paraissent, en effet, ignorer le cannibalisme qui a régné et règne encore chez tous les peuples barbares; on se souvient les festins horribles de Tantale et de Thyeste, de Polyphème et des Lestrygons, qui, au dire d'Homère, dévorèrent les compagnons d'Ulysse, sans parler des Scythes, des Germains, des Celtes, des Carthaginois et des Ethiopiens. Lors de la découverte de l'Amérique, on trouva l'antropophagie chez les Caraïbes, dans les Antilles et même dans les empires civilisées du Mexique et du Pérou, et elle sévit encore chez quelques tribus du centre de l'Afrique, dans les îles de la Sonde, dans la Nouvelle-Zélande et la Polynésie. Tandis que les animaux ne semblent manger leurs congénaires ou leurs petits que sous l'influence de la terreur ou du désespoir qu'on leur enlève, le vieux sauvage dit à son fils: "Mange-moi, plutôt que m'abandonner à nos ennemis; du moins que mon corps serve à te nourrir; tes entrailles me tiendrons lieu de tombeau !"
Mais si chez les Canapagnas, leur voisin du continent américain, l'antropophagie remplace pour ainsi dire l'inhumation et la sépulture, les Fuégiens n'ont point l'habitude de faire rôtir leurs morts et de les manger, et ils n'imitent point les Rhinderwas de l'Inde, qui mangent leurs parents atteints de maladie grave ou rendus infirmes par la vieillesse. Ils ne poussent pas le raffinement de la gourmandise et de la barbarie jusqu'à imiter les Romains du temps de Commode, que Galien nous représente comme se délectant de chair humaine, ou les Kanaks, qui affirmaient à notre cher ami Jules Garnier manger leurs ennemis, "parce que c'était beau et bon, aussi bon que porc et vache", et n'éprouver aucune répugnance à dévorer, cuits dans la terre avec des taros et des ignames, leurs propres pères accablés de vieillesse ou leurs enfants quand ils n'étaient pas bien conformes.
Les employés du phare s'expliquaient d'autant moins leur découverte que, si certaines tribus ont la déplorable habitude de manger leurs ennemis, les habitants de la petite île des Etats sont trop isolés pour être en guerre avec des peuplades antropophages qui leur aurait innoculé le cannibalisme.
Les débris de corps humains enfermés dans les barils appartenaient, d'ailleurs, à des Européens, et la façon dont ils avaient été dépecés et préparés révélait une main civilisée. On sait que les sauvages ne conservent que les têtes de leurs ennemis comme trophées de victoire, et il y avait là, sept cadavres entiers. C'était l'épilogue d'un drame horrible, unique dans les annales des naufrages célèbres, et qui vient d'être révélé par des marins anglais du Glenmore.
Ce navire était parti de Maryport en décembre 1887, faisant voile vers Buenos-Ayres avec un chargement de fer; surpris par une tempête, il fit naufrage, au mois d'avril dernier, dans le détroit compris entre l'île des Etats, Staten-Island, et la Terre-de-Feu.
L'équipage pu se sauver dans cette île, et, pendant de longs mois, ne vécut que de racines arrachées dans les crevasses remplies de neige, exténués de fatigue et de faim, jusqu'à ce qu'un vapeur allemand, passant dans ces parages, vint les rapatrier.
A leur retour à Liverpool, ces marins racontèrent l'épouvantable histoire que voici:
Dix-huits mois avant leur arrivée dans l'île des Etats, les équipages de deux navires naufragès étaient parvenus à y aborder, après mille dangers.
Après quelques semaines de séjour à travers ce territoire montagneux, aride, sans arbres et presque sans herbe, seize d'entre eux parvinrent jusqu'au phare, distant de 25 milles de l'endroit où ils s'étaient réfugiés tout d'abord. Interrogé par le gardien de phare, ils racontèrent que leurs compagnons étaient morts d'épuisement.
Le vapeur qui approvisionne le phare bimensuellement les amena ensuite à Buenos-Ayres.
Ce n'est que beaucoup plus tard, dans une exploration de l'endroit où avaient séjournés les naufragés, que les employés du phare rencontrèrent les barils, et que se rappelant certains détails du récit des marins, ils se convainquirent, après un examen approfondi des cadavres, que les seize survivants avaient tués leurs compagnons trop faibles pour se défendre, et s'étaient nourri de leurs restes, après les avoir préalablement salés et mis en reserve.
" J'excuse tous les coupables qui ont faim, disait Toussenel, parce que la première loi de tous les êtres est de vivre !" Des actes de sauvagerie aussi odieux n'en inspirent pas moins une horreur invincible, et c'est avec d'affreuses angoisses que nous lisons l'histoire d'Ugolin et celle des malheureux naufragés de la Méduse.
Unissons-nous donc aux journaux anglais pour réclamer l'intervention des gouvernements Européens pour qu'un dépot de provisions soit établi à Staten-Island; le plus proche est à l'île de Falk, à plus de 300 milles et le nombre de naufrage est considérable sur ce poinrt. En assurant le ravitaillement des malheureux équipages, on conjurera de pareils actes de barbarie et l'on aura bien mérié de l'humanité.
F. de Cazane.
Journal des Voyages,dimanche 17 février 1889.
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