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jeudi 7 janvier 2016

L'attaque du tramway de Bougival.

L'attaque du tramway de Bougival.
Texte de Grosclaude- Illustrations de Caran d'Ache.













Un tramway attaqué. -Athanase dans la banlieue.
Illustres otages.- La rançon.

L'audace des malfaiteurs ne connait plus de bornes; il vient de se passer aux portes de Paris un de ces actes de banditisme, comme il ne s'en accomplit guère que de loin en loin, au fond de la Calabre ou dans certaines régions montagneuses de la Turquie.
Le tramway à vapeur de Bougival a été attaqué par une bande de brigands, à la tête desquels se trouvait le trop fameux Athanase, dont les récents exploits sur la ligne de Constantinople ont jeté la terreur parmi les habitués de l'Orient-Express.




La chose est d'une telle gravité que, sur la demande de la préfecture de police, les journaux quotidiens ont fait le silence là-dessus et l'Agence Dalziel, elle-même, s'est tue sur un événement dont la brusque divulgation ne pouvait manquer de produire dans le public une émotion fatale et d'inspirer à l'étranger les plus fâcheuses inquiétudes sur la sécurité dont jouissent les voyageurs aux portes de la capitale.




Aujourd'hui que tout est rentré dans l'ordre et que les coupables sont entre les mains de la justice, nous croyons le moment venu de faire la lumière sur le drame émouvant qui vient d'ensanglanter cette ligne de Bougival, déjà tant de fois éprouvée.

En pleine nuit.





Une heure du matin sonnait au beffroi de Levallois-Perret quand le dernier tramway à vapeur, celui des théâtres, comme on l'appelle dans la contrée, franchit le rond-point de Courbevoie.

Les voyageurs.

La voiture de 1ere classe avait l'honneur de porter, parmi beaucoup d'autres notabilités parisiennes, M. Franscisque Sarcey, le prince de la critique, qui, nul ne l'ignore, prend chaque année ses quartiers d'été à Nanterre-les-Rosières; M. Victorien Sardou, le châtelain de Marly; M. Gordon-Bennett, l'opulent directeur du New-York-Hérald, que sa sympathie envers les conducteurs d'omnibus pousse fréquemment à prendre, au lieu du mail-coach ou du yacht à vapeur, l'humble tramway pour regagner sa superbe propriété de Bougival; M. Paul Déroulède qui cherche, vainement, le calme sous les ombrages de Croissy; M. Serpette, le délicat auteur de tant d'opérettes appréciées, que sa perpétuelle rêverie a fait surnommer, du Tout-Chatou, le Bel Hautbois Dormant; M. Edouard Philippe l'artificier de lettres bien connu, à qui rien de ce qui concerne les pays où l'on allume des feux de Bengale ne saurait être étranger; et divers seigneurs de moindre importance.




Il y avait aussi quelques jolies femmes, mais nous nous abstiendrons de citer leurs noms par un sentiment de délicatesse devant lequel chacun s'inclinera quand nous aurons dit que, le soir même, presque toutes ont subi les derniers outrages, jusque fort avant dans la nuit.
Mais n'anticipons pas.

L'attaque.

Dans la plaine silencieuse, le tramway s'approchait lentement du Rond-Point-des-Bergères, qui est une des régions les plus légitimement redoutées par le passant attardé et le maraîcher somnolent. Tout à coup un sinistre craquement se fit entendre, suivi de cahots violents; on déraillait, sans aucun doute, mais les habitués de la ligne sont si familiarisés avec les incidents de ce genre, que personne n'y attacha d'importance sur le moment.
Cependant un coup de sifflet des plus stridents retentit, auquel plusieurs autres firent écho; cela devenait inquiétant, et, tout en réparant le désordre de leurs toilettes et de leurs attitudes, les voyageurs se rendaient parfaitement compte qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
M. Victorien Sardou, que le choc avait projeté tête baissée dans le creux (?) de l'estomac de M. Francisque Sarcey, s'excusa fort spirituellement par cette fine allusion aux violentes polémiques dont Théodora fut l'objet:
- Il faut des circonstances bien graves pour nous rapprocher ainsi!




Les femmes criaient; M. Déroulède gesticulait; M. Edouard Philippe avait allumé une chandelle; M. Gordon-Bennett donnait gravement de la main à la main vingt mille francs au conducteur et M. Serpette dormait.
Tout à coup on vit apparaître à la porte du wagon un homme de belle prestance, et sous le manteau couleur de muraille duquel tout œil exercé devait reconnaître aisément un Oriental:
- Allah Kébir! s'écria-t-il d'une voix retentissante.
Ces mots jetèrent un froid. En sa qualité de conférencier, M. Francisque Sarcey rompit le premier le silence, et timidement murmura:
- Que se passe-t-il?....
-.... du sérail? dit une voix dont le nom n'est pas parvenue jusqu'à nous.
Cette exclamation déchirante fit un instant hésiter l'homme au manteau sur le seuil de la voiture, mais sa réponse n'en fut que plus terrible; brandissant sur les têtes un large cimeterre, il proféra dans le langage symbolique familier aux Orientaux ces paroles terrifiantes:
- C'est là que je veux vous envoyer, si vous faites la moindre résistance!

On organise la résistance.

Cette déclaration fut accueillie par une légitime stupeur; cependant M. Sardou, qui joint une extrême finesse à la grande expérience des choses de l'Orient, murmura, pâle comme un mort:
- Ce Turc veut nous mener au cimetière, vendons chèrement notre existence!
Déjà M. Déroulède avait arboré ses insignes de Président Honoraire de la L. D. P. et, avec cette entente de la stratégie qui est l'un de ses mérites incontestables, il organisait la défense.




M. Edouard Philippe eut le commandement de l'artillerie, M. Gordon-Bennett celui de la marine et M. Serpette fut chargé d'électriser les troupes par une musique entraînante.
Quant à M. Sarcey, M. Déroulède avait du premier coup d’œil reconnu les avantages qu'il y aurait à l'utiliser comme place fortifiée.

La mêlée.

La mêlée fut terrible; au premier signal de leur chef, les bachi-bouzoucks étaient accourus de toutes parts à l'assaut de M. Sarcey.




Repoussés une première fois par les batteries  d'Edouard Philippe, torpillés vigoureusement par M. Gordon-Bennett et chargés avec furie par Déroulède en personne, ils auraient fatalement succombé s'ils ne s'étaient trouvés dix fois supérieurs en nombre à nos forces.



Au bout d'une heure à peine, la victoire leur était assurée et Athanase en personne, car c'était lui, arborait le croissant sur l'abdomen de Francisque Sarcey!

La captivité-Horribles détails.

Emmenés en captivité dans les carrières à plâtre qui avoisinent la route de Courbevoie, les voyageurs eurent à subir les plus mauvais traitements; on les priva pendant vingt-quatre heures de toute nourriture, ce qui rendit M. Sarcey complètement méconnaissable; M. Serpette fut privé de sommeil pendant le même laps et en pensa mourir; M. Gordon-Bennett souffrait cruellement de n'avoir ni chevaux à conduire ni yacht à diriger; un vieux brigand eut pitié de sa tristesse et lui tailla grossièrement avec un couteau une manière de bateau à faire naviguer dans une flaque.
Déroulède fut un instant fort inquiété; les bandits avaient tâché de lui couper le nez, pour faire un exemple; mais ils reculèrent devant les difficultés d'une opération aussi considérable.
Quant à Edouard Philippe, l'impayable petit espiègle avaient tout de suite capté les bonnes grâces de la bande par le tour enjoué de son esprit.




Il fit rire aux éclats ces braves Orientaux en passant, sans se baisser,  entre les jambes du président de la L. D. P., qui ne s'en aperçut même pas, tant il était absorbé par ses idées de représailles.

La négociation.

Cependant Victorien Sardou avait été désigné pour aller négocier le rachat des prisonniers; il se rendit tout d'abord au ministère de l'intérieur pour demander à M. Constans l'autorisation d'organiser au bénéfice des captifs, une représentation extraordinaire de Thermidor, précédée d'une conférence de M. Clémenceau et agrémentée de quelques intermèdes sur Danton par les principaux artistes du Sénat.




M. Constans trouva l'idée fort ingénieuse et ne marchanda pas son approbation; quelques heures plus tard, quoique la chose n'eût pas été communiquée au grand public pour les raisons que nous avons fait entrevoir au début de ce récit, la location avait produit plusieurs centaines de mille francs, et M. Sardou s'en alla promptement les verser au chef des bandits, qui l'attendait dans le creux d'un sycomore de la plaine de Nanterre.




Dès le lendemain matin tous les otages étaient rendus à la liberté et racontaient à leurs intimes les émouvantes péripéties de ce drame parisien.




Un mot touchant de M. Sarcey, pour terminer:
Comme un des familiers du prince de la critique lui demandait ce dont il avait le plus souffert:
- De rester aussi longtemps sans voir un pièce de mon jeune ami Gandillot! soupira l'excellent homme.

                                                                                                                           Grosclaude.

L'Illustration, 25 juillet 1891.


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