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dimanche 10 janvier 2016

Justice domestique III.

Justice domestique III.


Sir Francis a entretenu fort longtemps une meute de quinze roquets. Armée d'un collier d'argent à double rang de grelots, cette troupe bruyante et fidèle veillait sans cesse auprès de lui: elle prenait part aux méditations de son cabinet, aux délassements du salon et à l'exercice salutaire de ses promenades. Dans ce dernier cas, c'était même pour l'amateur un spectacle qui ne manquait ni de pompe ni de dignité que de voir milord se rendre à sa voiture appuyé sur deux valets de chambre, et suivi de quinze grands laquais portant chacun un roquet dans ses bras.
Il ne fallait ni une pénétration extraordinaire ni une longue fréquentation à l'hôtel pour s'apercevoir que milord en affectionnait deux plus que les autres. L'embonpoint exubérant, le ton d'assurance et de familiarité de Bijou et Biche ne laissaient pas un instant de doute relativement à la haute faveur dont ils étaient investis. Bijou et Biche pouvaient seuls, parmi les chiens, se vanter d'avoir été admis à la table de leur seigneur et maître. Toutefois cet insigne honneur fut parfois pour eux la cause d'humiliation et de disgrâces mémorables.
Parmi les mauvais jours de ces deux favoris nous rappellerons de préférence celui où milord les condamna à porter sa livrée et au régime de l'antichambre.
Les parasites ordinaires de l'hôtel avaient trouvé fortune ailleurs, la table de milord était déserte; milord, qui n'aimait pas à dîner seul, eut l'idée de faire dîner Bijou et Biche avec lui. En conséquence, deux valets reçurent l'ordre de leur attacher à chacun une serviette, et de les tenir, pendant le cours du repas, à la place qui leur était assignée.. On les dispensa du potage, mais ils furent dédommagés de cette privation dans le cours du service.
Poussé de nourriture, Bijou ne tarda guère à ressentir un besoin qu'il ne devait satisfaire que dans la cour. Les valets de sir Francis détestaient ces chiens, auxquels, en arrière du maître, ils donnaient moins de témoignage d'amitié que de coups de serviette. Le valet de service, derrière Bijou, avait été le premier à s'apercevoir de son état; mais, au lieu de chercher à le soulager, et faisant mine de le remettre en position, il lui serra méchamment le ventre. Bijou ne fut plus maître de se contenir; une plainte lui échappa, et en même temps le siège qui le supportait reçut une souillure très-désagréablement odorante.
Comment donner une idée de l'indignation de milord... ; je ne puis la comparer qu'à l'offense qui venait de lui être faite. Pour cette fois, il voulut se faire justice lui-même. Il demanda un fouet de poste, qui lui est apporté sur le champ, et le voilà poursuivant ses deux convives autour de la salle à manger. Grâce à l'exiguïté de leur taille, et à ce qu'ils n'avaient pas, comme leur maître, une paralysie dans les jambes, Bijou et Biche parvinrent cependant à se soustraire au châtiment corporel dont ils étaient menacés.
Épuisé par l'exercice violent et inaccoutumé qu'il avait pris, sir Francis se laissa retomber sur son fauteuil en demandant sa consolation. (Il donnait ce nom à un vaste flacon rempli de vin de Madère sec.) Trois ou quatre verres de cette consolation ont promptement rétabli ses forces, et il a eu le temps de se raviser. Au lieu d'être, selon leur attente, armés du fouet vengeur, les laquais reçurent l'ordre de faire venir sur le champ le tailleur de l'hôtel, et d'apporter le galon qui distingue la livrée de milord.
Le tailleur accourut en toute hâte; il est introduit auprès de sir Francis, et demande ce que Sa Grâce requiert de son ministère.
"Vous voyez ces deux insolents, répond Sa grâce en désignant Bijou et Biche, prenez-leur mesure et faites-leur, aujourd'hui même, une livrée.
"Mais, milord.....
"Point de réplique, monsieur; un gentilhomme anglais qui paye doit toujours être servi. Vous savez, monsieur, habit jaune, culotte rouge, trois bandes rouges sur le dos... Ces drôles ont osé me manquer!... je les prive pendant quinze jours de l'honneur de me voir, et, pour dernier terme de mon mépris, ils porteront le même vêtement que mes valets, et resteront avec eux dans l'antichambre... "
La pratique de sir Francis était trop précieuse pour que le tailleur se hasardât à la perdre par un faux point d'honneur. Dès le lendemain, Bijou et Biche furent vêtus ainsi qu'il était prescrit, et subirent leur arrêt. Les quinze jours expirés, ils vinrent reprendre leur place auprès de milord, qui fut enchanté de les revoir.

                                                                                        Chronique indiscrète du XIXe siècle.

Dictionnaire encyclopédique d'Anecdotes, Edmond Guérard, Paris, Firmin-Didot, 1876.

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