Translate

mardi 5 janvier 2016

Le carnet de Madame Elise.

Une merveilleuse balance.

Je connais une jeune femme à l'esprit paradoxal qui se plait à étonner son entourage.
"Moi, a-t-elle coutume de répéter, je n'aime à lire que les journaux de mon parti et les auteurs qui ont mes opinions? rien ne m'exaspère comme un article dans lequel sont exposés des idées que je ne partage pas.
"Quand mon contradicteur est en face de moi, le plaisir de la lutte me le fait supporter.
"Mais quand il se dérobe à ma riposte, que faire?
"Si, au contraire, l'auteur a mes opinions, je le lis avec une absolue satisfaction, il me semble que j'ai l'honneur de l'impression, et que notre parti, notre clan, notre école triomphent."
Eh bien, cette jeune personne qui a une valeur intellectuelle appréciable tend, tout simplement, à devenir un esprit sectaire, étroit et faux et (ce qui en résulte forcément) un cœur dur et une âme injuste.
Borner ses lectures aux auteurs qui pensent comme soi-même, c'est se refuser à priori le moyen de s'éclairer sur le domaine qui vous est le plus étranger, c'est admettre sans raison valable, que tout ce qui tient à ce domaine est mauvais ou trompeur, c'est enfin se mettre dans l'impossibilité volontaire de comprendre ce qui émane d'un esprit méconnu.
L'esprit humain qui s'aveugle ainsi, consciemment, accepte d'être un jouet de ses propres lubies et refuse de s'élever à la belle impartialité qui devrait être sa plus chère préoccupation.
Nous avons tant à nous défier de nos passions, de nos sympathies, de notre intérêt, de notre rancune: ce sont autant de tyrans puissants qui troublent nos jugements.
Exerçons-nous d'abord à l'impartialité sur les points qui ne nous touchent pas directement, qui n'excitent ni notre envie, ni notre colère; les questions historiques un peu éloignées nous fournissent un champ facile, où notre désintéressement nous coûte peu.
Et puisque je parle de la justice, voyons ce que l'expérience séculaire a établi comme méthode chaque fois qu'il y a un criminel à punir. Le sentiment populaire (dont les mouvements simplistes opèrent parfois des lynchages bien regrettables) estime que pris sur le fait, l'homme qui vient de tirer sur son semblable, doit être exterminé sans retard.
Pour lui, la faute ne pouvant être niée, il n'y a pas lieu d'instruire ni de surseoir, il est exécuté.
Que fait la justice? elle met le criminel à l'abri de toute vengeance, elle informe, elle recherche les antécédents, elle donne au coupable un défenseur de talent, enfin elle entend en silence les parties; l'avocat de l'assassin et l'avocat de la société lésée dans l'un de ses membres; elle leur laisse à chacun le loisir d'exposer une longue plaidoirie et ce n'est  qu'avec ces informations diverses que le jury décide.
Voilà à quelle impartiale longanimité nous devons tendre et cela quand nos plus chers intérêts mêmes, sont en jeu. En dehors de cette attitude nous ne sommes que faiblesse, injustice.
L'être intelligent, l'être qui veut profiter jusqu'au bout des belles facultés qui lui sont dévolues doit devenir impartial.
C'est ainsi qu'il pourra être juste, et qu'il aura acquis la maîtrise de lui-même, la plus belle conquête de la volonté sur l'instinct et la passion.

                                                                                                                                Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 26 janvier 1908.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire