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lundi 4 janvier 2016

La pêche des cauris.

La pêche des Cauris.
      au treizième siècle.






Ces nageurs qu'on recueille à bord d'une petite embarcation, non loin d'un frêle bâtiment qui semble suivre la même marche sur les flots, ne sont pas, comme on le pourrait croire d'abord, les victimes d'un sinistre arrivé en mer. Le miniaturiste de Jean, duc de Berri, qui a retracé cette petite scène pour le beau livre qu'il devait orner, s'est conformé, selon sa manière d'envisager les choses, au texte de Marco Polo. Or, ce vieux voyageur, après nous avoir parlé de l'île de Sonat, "qui est cinq milles oultre Candur", nous annonce qu'il y a grande abondance de bois de teinture dans cette région, et bientôt il ajoute: "on y prend toutes les porcelaines que on despent par toutes les contrées que je vous ai dict, autre chose n'y a que cest moult étranges biens et peu de gens y vont."
Or, les porcelaines mêlées aux sables de la mer ne sont autres, à cette époque,  que ces petits coquillages monnaies, dont l'usage depuis des siècles n'a pas cessé en Asie et surtout en Afrique. Non-seulement c'est une chose extraordinaire que ce mode d'échange entre les peuples barbares se soit maintenu depuis tant d'années, mais c'est un fait bizarre que la valeur de ce produit naturel n'ait pas diminué sensiblement. A notre avis, ceci ne peut s'expliquer qu'en ayant présent au souvenir l'immense consommation du Cyprœa moneta qui se fait annuellement en Afrique pour l'ornement de la sellerie et des tentes, et la transformation en stuc de ce joli coquillage dans presque tout le Bengale. Réduit en poudre impalpable, il forme ce brillant tchoùnâ dont on enduit les murs de certaines habitations opulentes, et l'on conçoit que sous cette forme on en emploie une quantité prodigieuse. 
Le tchoùnâ, ou plus vulgairement le tchenâm imite parfaitement le marbre. Pour l'obtenir, on pile dans un mortier les cauris qu'on a d'abord calcinés, puis on broie cette sorte de chaux avec du lait caillé et du sucre, et l'on obtient ainsi un stuc d'un éclat supérieur à celui de l'Europe, et qui, en outre, a la propriété, bien précieuse sous ces climats ardents, de procurer beaucoup de fraîcheur. Nous n'insisterons pas, toutefois,  sur cet emploi du coquillage en question. Nous ne devons envisager ici le Cyprœa moneta qu'au point de vue des transactions commerciales.
Le mot cauri est d'origine purement hindoue. Un kaoury (1), aux Indes, ne représente qu'une valeur insignifiante, fraction dont, pour ainsi dire, on ne saurait faire usage, mais vingt de ces petits coquillages font un tchenâm. Il en faut 80 pour faire 1 pan, et 60 pans, ou 4.800 kaourys, équivaut à une roupie sikkale (2,50 fr.) Tout calcul fait, il ne faut pas moins de 80 cauris pour représenter un de ces petits sous que les ramoneurs vous demandaient naguère avec tant d'insistance dans Paris.
Ce qu'il y a d'assez bizarre, c'est que cette monnaie maritime était parfaitement dédaignée jadis aux Maldives, marché principal des Cyprœa moneta, où, depuis le seizième siècle, on le recueillait pour opérer d'immenses échanges, lorsque les Portugais se furent emparés du commerce des Indes. Les cauris n'étaient nullement inconnus aux Arabes, et ce furent des négociants appartenant à cette nation qui les répandirent en Afrique, où l'abominable trafic de la traite devait bientôt les rendre si communs (2).
Aux temps les plus florissants de la conquête, les Portugais s'étaient préoccupés de la trop grande expansion de cette valeur monétaire; Jean III rendit certaines ordonnances, promulguées à Goa, qui ordonnaient la visite périodique des magasins renfermant cette monnaie encombrante, et qui restreignaient à un certain nombre les sacs de cauris qu'on avait droit de garder chez soi. Le journal de la marine portugaise établit (3) ce point curieux de la législation coloniale.
A cette époque, comme aujourd'hui, c'était sur les atollons des Maldives (4)  qu'on obtenait les cauris en plus grande quantité; mais ce serait une erreur de répéter, avec François Pyrard, que ce joli coquillage se trouvait uniquement dans les eaux basses dont ces îles sont entourées. Nous voyons, par la correspondance de saint François Xavier, que le Cyprœa moneta  se tirait en grande quantité des côtes de la Pêcherie, où on le désignait sous le nom de chamquo. On s'aperçoit, par ce curieux passage, que les cauris, comme toutes les espèces de valeurs monétaires, donnaient lieu à des abus de pouvoir (5). Au temps de l'apôtre des Indes, le capitaine qui commandait dans ces parages lointains était accusé d'avoir extorqué violemment les produits de la pêche du cauri, ou tout au moins d'avoir exigé qu'on lui livrât pour le tiers de ce que les marchands étrangers en pouvaient offrir.
Le cocotier, ce majestueux palmier des rivages indiens, joue un certain rôle dans la pêche du cauri. Le mollusque de ce gracieux coquillage s'attache volontiers aux racines baignées par les eaux de la mer, et il se prend également aux palmes verdoyante de l'arbre plongées dans les flots. C'est même ce qui fait comprendre la prodigieuse rapidité de cette pêche, qui nous est attestée, à des époques bien différentes, par les livres orientaux, et par les vieux voyageurs. La Chaîne des traditions (6), qui remonte au neuvième siècle, contient de curieux détails à ce sujet, et Pyrard, dont la relation parut en 1611, les renouvelle. Telle était, du reste, l'activité de cette pêche au dix-septième siècle, que le vieux voyageur ne compta pas moins de trente navires chargés de cauris à l'époque où les événements l'avaient fixé momentanément dans la capitale des Maldives.
Notre vieux touriste fut témoin des diverses opérations qu'exigeai ce genre d'industrie, et il ne les explique pas sans une certaine grâce, en rappelant qu'elles étaient surtout pratiquées par des femmes. Pendant qu'il était à Malé, un navire, venu de Cochinchine et commandé par un capitaine métis, donnait vingt coquetées de riz pour un paquet de coquilles. "Tous ces bolys (c'est le nom qu'on donne, dans ces parages, au Cyprœa ) sont mis par paquets du nombre de douze mille, à savoir, en petites corbeilles faites de feuilles de cocos à claire voye, garnies par dedans de toile du mesme arbre de cocos, de peur que les coquilles ne tombent. Ces paquets ou corbeilles de douze mille, se baillent là comme icy des sacs d'argent qui, entre marchands, se tiennent tout comptez, et non d'autres; car ils sont si adroits en ce calcul, qu'en moins de rien ils ont compté par le menu un de ces paquets. Aussi, en Cambaye, ils enchâssent des plus jolies et des plus belles de ces coquilles par tous leurs meubles, comme des pierres de marbre ou des pierres fines." (7)
C'est à tort qu'un vieux voyageur français, Poyart, prétend que le Cyprœa moneta est pêché dans les mers de l'Afrique occidentale; il ne conserva sa valeur au Sénégal qu'en raison de sa rareté comparative dans ses parages. L'histoire du Cyprœa moneta serait incomplète si nous ne citions des témoignages que sa valeur s'est maintenu jusqu'à nous, surtout en Afrique: Barth s'est vu contraint d'emprunter 30.000 cauris pour continuer ses voyages. Au temps des frères Richard Lander, 4.000 de ces jolis coquillages représentaient un peu plus d'une piastre (1,50 fr.), cela avait lieu aussi sur les bords du Niger; mais, à peu près vers la même époque, la valeur du coquillage-monnaie paraît s'être accrue dans les possessions portugaises, puisque, d'après les documents officiels donnés par M. Lopez de Lima, le bugio ou cauri était taxé à 80 reis (8). M. d'Escayrac de Lauture, qui nous donne de si curieux renseignements sur les monnaies en nature du Dongola et de la Nubie, fait remarquer que c'est aujourd'hui principalement dans le Bornou que les cauris ont cours. Il n'y a pas de doute que la valeur q'on leur attribue ne peut être absolument la même sur toute l'étendue des régions africaines; il y a naturellement une certaine variation dans cette valeur représentative, selon que les noirs ou les foulahs ont détourné de la circulation générale le cauri pour en orner leur tente ou le rabah, cette sorte de tablier que portent les jeunes filles des tribus.
Tant que quelque cataclysme de la nature n'aura pas bouleversé de fond en comble les atollons des Maldives, le Cyprœa moneta ne fera point défaut aux marchés asiatiques et africains. Le savant Rennel a constaté son abondance, et c'est là encore que les Anglais en vont chercher d'immenses cargaisons qu'ils portent à Suakem ou qu'ils entassent dans les docks de Londres pour en inonder le reste du monde.
Le cauri n'est pas le seul coquillage-monnaie qui ait cours dans l'Afrique intérieure, et c'est Livingstone qui nous en offre la preuve. En 1853, ce persévérant voyageur arriva jusqu'aux Etats gouvernés par le roi Shinté, et il remarqua que dans ces régions, passablement éloignées des bords de l'Océan, il y avait un coquillage affectant la forme conique, dont la valeur était si considérable, qu'il suffisait d'en offrir deux pour obtenir un esclave, et que cinq d'entre eux étaient le prix d'une défense d'éléphant, dont la valeur pouvait s'élever à 10 livres strerling. Cette coquille monnaie, répandue peut-être avec profusion sur certains rivages, est au cauri, pour ainsi dire, ce que le peso d'or ou la quadruple portugaise sont au réal ou au maravédi.

(1) Le portugais, qui transmit cette expression aux autres langues de l'Europe, n'en a pas altéré, comme nous le faisons, la prononciation réelle. Le buzio, dans l'Inde portugaise, est identique au cauri. Les bujiis, selon le cardinal Saraïva, désignent, dans certaines contrées africaines, le coquillage-monnaie. Au temps de Jean de Barros, c'est à dire vers le milieu du seizième siècle, il fallait un quintal de buzios pour réaliser une valeur de trois à dix cruzades, selon l'abondance du coquillage sur les marchés. - Voy. Glossario de vocabulos portuguezes derivados das linguas orientaes e africanas excepto o arabe. Lisb. 1837, in 4°.
(2) L'un des plus anciens auteurs arabes peut-être qui aient parlé des cauris est Albirouny; il avait séjourné dans le nord de l'Inde, et il écrivait en l'année 1030 de notre ère.
(3) Boletin e annaes de Sociedade maritima. Lisbonne, 1854.
(4) Voyageurs anciens et modernes, tome IV.
(5) Voy. cette correspondance traduite en français par M. Léon Pagès, t II, p. 574.
(6) Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et la Chine. Paris, 1845, publ. par M. Reinaud, en 2 vol., in-18.
(7) Voyage de François Pyrard de Laval, etc. Paris, 1679, in-4°. Disons en passant que Pyrard n'était point né à Laval. Stembert près de Verviers est le lieu réel de sa naissance. Voy. le baron jules de Saint-génois, les Voyageurs belges, 2 vol. in-12°.
(8) Sur le lieu même d'extraction, 80 cauris représentaient à peine la valeur d'un sou, il y a environ cent cinquante ans. Dans le voyage du sieur Luillier aux Indes, on peut s'assurer de la profonde indifférence que les Maldivois témoignaient pour ce genre de commerce.

Le Magasin pittoresque, mars 1866.

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