L'Eglise et l'ouvrier.
Dans l'antiquité, le peuple juif est le seul qui ait honoré le travail et protégé le travailleur. Dans ses lois, émanées de la Divinité elle-même, le crime de frustrer l'ouvrier de son salaire est mis au rang des plus grands crimes.
Partout ailleurs, le travail était méprisé. Les laboureurs eux-mêmes n'avaient pas tardé à subir la réprobation commune. Platon n'hésite pas à dire: "Les laboureurs et les artisans sont privés de la faculté de se connaître eux-mêmes; c'est pourquoi on estime leur profession vile et sordide et, par conséquent, indigne d'un honnête homme." Tous les philosophes de la Grèce savante et lettrée ou de la grande république romaine professent le même dédain pour les classes laborieuses. Aristote trouve que leur existence est dépravée et que la vertu n'a rien à faire avec ces foules. Et enfin Cicéron, résumant dans son Traité des devoirs toute la sagesse antique, regarde comme sordides et vils tous ceux dont on paie, non point l'art, mais la peine. Et il en vient à s'écrier dédaigneusement: "Les artisans sont tous par leur profession gens méprisables, et il ne peut y avoir rien de bon dans un atelier."
Le sort des travailleurs se ressentait naturellement du mépris que la société professait pour eux. Il y avait bien à Rome quelques essais de corporations ou associations qui garantissaient à l'ouvrier la vie matérielle; mais à quel prix! Tout membre d'un collège d'ouvriers est rivé à l'association par une chaîne fatale; il ne peut disposer de ses biens, qui appartiennent à la communauté; quiconque s'écarte de la corporation y est ramené comme un déserteur de l'armée; les fils de l'ouvrier sont forcés de subir la profession de leur père, et, pour mieux constater cette dépendance, le travailleur romain est marqué d'un fer rouge.
Qui donc, en cette société païenne si corrompue et si dégradée, va faire reprendre au travail la place qui lui appartient? qui donc va émanciper ces millions d'esclaves, d'ouvriers, d'artisans courbés sous un joug si écrasant? qui donc va leur rendre leur dignité perdue? Ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu... L'an 15 du règne de Tibère César, le Christ, sortant de l'obscurité de cette vie humble et cachée, de cet atelier de son père adoptif où il a enseveli pendant trente années son humanité sainte, parcourt les campagnes de la Judée, annonçant la paix aux hommes de bonne volonté. Pour ambassadeurs, il ne choisit pas des grands de la terre: il prend des pauvres, des ouvriers, des pêcheurs. Fidèles aux enseignements de leur divin Maître, ils vont propageant partout l’Évangile, c'est à dire la bonne nouvelle; ils prêchent aux peuples la grande loi du travail; ils en donnent les premiers l'exemple; saint Paul, le grand saint Paul, au milieu des fatigues de son apostolat, travaille de ses mains pour pouvoir subvenir aux besoins des pauvres. O noble et magnifique modèle pour tous les ouvriers!
Non seulement l'Eglise rend aux artisans, aux esclaves, leur dignité d'homme. Elle fait plus: elle les élève aux sublimes fonctions de son sacerdoce et de son épiscopat. Elle fait encore davantage après leur mort. Elle va chercher d'obscurs travailleurs qui, prenant pour modèle Jésus ouvrier, ont accompli courageusement leur modeste mission; elle les place sur ses autels et les offre à la vénération des peuples. Et depuis des siècles, nous honorons Joseph le charpentier, Geneviève de Paris la pauvre bergère, Alexandre de Syrie le charbonnier, Isidore le laboureur espagnol. Cicéron demandait ce qu'il pouvait y avoir de bon dans une boutique ou dans un atelier: l'Eglise lui répond en en faisant sortir, depuis dix-neufs siècles, des martyrs et des saints.
Il serait trop long d'énumérer ici ce que, dans notre seule patrie, les évêques ont fait pour le soulagement et la protection des classes laborieuses. La paix et la trêve de Dieu, les corporations chrétiennes, les confréries du moyen âge méritent un examen particulier. Nous le ferons, l'histoire en main.
Mais sachons, à l'exemple de l'Eglise, honorer et respecter tous ceux qui portent noblement et chrétiennement le fardeau de leur labeur de chaque jour. Rappelons-nous ce saint du sixième siècle qui, distribuant au peuple les eulogies, qui servaient alors de pain bénit, lorsqu'il apercevait les mains caleuses des laboureurs, s'inclinait pour baiser avec un tendre respect ces marques du travail de la semaine. Rappelons-nous enfin ces paroles de l'apôtre saint Paul: "Quiconque ne veut pas travailler ne mérite pas de recevoir à manger."
Gloire à Dieu qui nous a faits ouvriers!
L'Illustré pour tous, choix de bonnes lectures, 23 août 1885.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire