Albert Carré.
M. Albert Carré dirige l'Opéra depuis 1898. Il s'est acquis dans ses fonctions, où il a succédé à Carvahalo, une certaine célébrité due à des moyens tous différents, mais tous efficaces.
Le plus original a consisté à faire en sorte que l'Opéra-Comique ressemble le plus qu'il est possible à l'Opéra tout court. Mise en scène luxueuse, divertissements et ballets, artistes enlevés à prix d'or au grand Opéra, tout a été mis en oeuvre pour arriver à ce but. Je ne parle pas de la nature des pièces jouées, puisque c'est la chose du monde la plus indifférente aux directeurs de théâtre. Dépenser des milliers de francs pour un décor somptueux ou pour une cantatrice en vogue, c'est tout simple: ce sont les commanditaires qui paient la note. Mais pour examiner les pièces présentées par des auteurs peu connus, il faudrait travailler dans le silence du cabinet, alors qu'il est beaucoup plus agréable et moins fatigant de former son programme en causant avec les auteurs à la mode. Si par hasard, de ces causeries il sort une bonne pièce, c'est tout profit. Sinon, le mal n'est pas aussi grand qu'on croirait, car le public a les spectacles qu'il mérite et ne se lasse jamais de se pâmer au son des vocalises de Mme X... et des tyroliennes de M. Y..., même si on lui met en musique le dernier débat à la Chambre.
Pourtant, il serait injuste de dire qu'aucune des pièces montées par M. Carré n'a réussi: Louise a eu un succès indéniable. seulement M. Carré ne voulait pas jouer Louise, et n'a cédé qu'à la pression du Gouvernement qui estimait avec l'auteur, que cette pièce avait une haute portée sociale. Peuple, on te trompe jusque sur les scènes subventionnées. M. Gustave Charpentier a gagné un million en chantant Mimi Pinson. Voilà la portée sociale de Louise.
En faisant de l'établissement de la rue Favart une succursale de l'Académie Nationale de Musique, M. Carré avait un but caché qu'il n'a révélé à personne. On l'entend seulement quelquefois dire: "Oh! si j'avais une scène plus grande!" et le bruit court qu'il a posé sa candidature à la direction de l'Opéra.
Ce directeur insatiable est un plaideur enragé et la chronique judiciaire l'a rendu célèbre autant que la chronique théâtrale. Tantôt il poursuit devant la justice de paix un marchand de billets à qui il veut faire interdire son commerce, estimant que la marchandise qu'il offre ne doit pas être vendue "plus cher qu'au bureau", tantôt il réclame cent mille francs de dommages-intérêts à Willy qui s'est permis de dire que M. Carré ne tenait pas ses engagements et demandait de l'argent aux auteurs pour les jouer (c'est affreux d'insinuer des choses pareilles!), tantôt il sollicite la nomination d'un séquestre pour conserver le manuscrit d'une pièce qu'il ne veut pas jouer et que l'auteur ne veut pas reprendre.
Ainsi, le théâtre de l'Opéra-Comique est devenu sous l'habile gestion de M. Carré à la fois l'antichambre de l'Opéra et du Palais de Justice, et si le Ministre évince ce candidat à la direction de l'Opéra, il le pourra tout de même attacher à l'établissement en qualité de chef du contentieux.
Jean-Louis.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 6 janvier 1907.
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