La vitesse.
Des amis m'ont entraîné au circuit de Picardie. C'est un attachant spectacle que celui de ces tournois internationaux. Et d'abord, c'est un spectacle moderne; il excite l'intérêt de nouveauté qui s'attacha, vers la fin du dix-huitième siècle, aux courses de chevaux importées d'Angleterre, à cette différence près que les premiers spectateurs de Longchamp étaient des parieurs, tandis que les courses d'automobiles ne sont officiellement l'objet d'aucun pari. Si la spéculation s'y mêle, elle reste discrète et dissimulée. On n'y vient pas pour jouer, on y vient pour voir.
Cet attrait s'explique. En effet, il ne s'agit pas ici de regarder des jockeys pousser leurs montures pendant trois minutes autour d'une pelouse semée d'obstacles inoffensifs. L'exercice est moins bref, plus périlleux. Vingt machines parcourent avec un fracas formidable et sans s'arrêter, vingt-neuf fois de suite, un trajet de sept lieues, soit au total 900 kilomètres. Les hommes qui les gouvernent s'imposent une effroyable tâche. Ils risquent leur vie. Au cours de l'épreuve, qui nécessite huit heures environ, les accidents sont inévitables, les catastrophes possibles. Or, un puissant intérêt émane de la probabilité et de l'imminence du danger. Nous ressemblons tous un peu à ce touriste qui suivait une ménagerie à travers les foires et nourrissait la crainte et le secret désir d'assister au supplice du dompteur. De vieux instincts barbares, que nous n'avouons pas, nous poussent à rechercher les émotions sanguinaires.
Dès notre arrivée à Amiens, nous nous enquîmes auprès d'un membre important de l'A. C. F. du lieu où nous devions nous placer pour éprouver les plus violentes secousses...
- Il y a le pont de chemin de fer, nous dit-il. Virage difficile; mais, à cet endroit, les coureurs ralentiront. Si vous désirez jouir du maximum de vitesse, postez-vous sur la route en ligne droite qui relie Longueau à Démiun, un peu avant la côte du bois de Girelles. Là, les chauffeurs prendront leur élan... Ce sera terrible.
Nous ne résistâmes pas à la perspective d'une telle ivresse. Aussitôt, nos dispositions sont prises. Il faudra se lever à trois heures du matin, se rendre au point désigné, y devancer la foule, s'y installer confortablement. La ville d'Amiens regorge de visiteurs en quête d'un gîte. Nous y trouvons deux mauvaises chambres, les chambres de l'hôtelier et de sa "dame", qu'ils daignent nous céder, comme s'ils nous accordaient une grâce, et à quel prix! On dîne tant bien que mal. On erre parmi la cité, hier tranquille, aujourd'hui tumultueuse. Dix mille autos s'y heurtent, s'y bousculent. Les sirènes mugissent, les trompettes ronflent. Un bourgeois glorieux a fait adapter à sa voiture une stridente boîte à musique qui glapit le motif de La Veuve Joyeuse. Les passants se retournent... Il est heureux... D'ailleurs, tout le monde rit, bavarde, gesticule à la terrasse des brasseries, en attendant l'événement du lendemain. L'allégresse brille dans les yeux. J'imagine que les habitants de l'Athènes et de la Rome antiques respiraient, à la veille des concours du stade et des combats du cirque, cette même atmosphère de griserie.
- Nous avons déjà un mort, dit le cafetier, souriant, cordial, ravi de répandre cette bonne nouvelle.
Horrible, ce mot, mais bien typique.
Allons nous coucher!...
Nuit agitée. Sommeil coupé de rêves bizarres, de cris d'effrois, de clameurs, de sourds beuglements. Ce sont les bruits de la rue... Réveil à l'aube... toilette sommaire... Départ hâtif... Vers l'entrée du circuit, s'allonge une file interminable de véhicules de tous les styles et de tous les âges, fiacres du dix-neuvième siècle attelés de rossinantes poussives, calèches matrimoniales, le char à banc du cultivateur, le cabriolet du médecin de campagne, la limousine d'hier déjà démodée, le double phaéton de demain, astiqué, verni, doué de la suprême élégance des choses neuves...
Sur les bas côtés de ta route cheminent les piétons, citadins et paysans; ils portent des corbeilles, des cabas, des filets gonflés, d'où émerge le goulot d'une bouteille, le croûton d'un pain doré, les côtes d'un melon fraîchement cueilli; quelques-uns ont des pliants, leurs rhumatismes redoutant l'humidité de la rosée nocturne. A mesure que nous avançons, nous apercevons, campés dans les champs, assis au bord des fossés, la tête coiffée de mouchoirs et de serviettes, les traits tirés par l'insomnie, les premiers arrivants. Ils ont allumé des feux de brindilles et réchauffent à la flamme leurs doigts que le brouillard engourdit. De loin en loin des cantines sont dressées. Des filles en tablier blanc offrent le lait brûlant, le café, le chocolat. Les bols circulent. De gais quolibets s'échangent. Le peuple s'amuse. Il poursuit de gros rires et d'encouragements railleurs un jeune ménage qui trimbale à grand peine le panier familial lourd de provisions... Et ces scènes pittoresques se répètent, s'échelonne à l'infini. De tous les coins du pays, la population est accourue...
Nous voici campés... L'auto remisé dans l'herbe nous sert de tribune... Des sentinelles font évacuer la piste qu'il est expressément défendu désormais de traverser. Nous lions conversation avec nos voisins, des gens aimables, un industriel amiénois, et sa femme, qui, de temps en temps, rentre dans la voiture et se passe sur les joues une houpette de poudre de riz. Plus loin, un couple d'amoureux dort à poings fermés.
Enfin, c'est le moment. Un tonnerre gronde au loin, approche, fond sur nous, s'évanouit.... De minute en minute, une bête de métal, rugissant et bondissante, apparaît, disparaît... On se nomme les hardis pilotes: Guyot, Bablot, Goux, Chassagne, Boillot, le vainqueur présumé, le favori. Chaque quart d'heure ils repassent... Boillot, superbe, courbé sur le volant, a perdu sa casquette; des coulées de sueur et de suie inondent en noircissent la figure de cet être fantastique échappé de l'enfer; ses yeux rayonnent d'énergie et d'espoir... La lutte s'anime. Un vertige nous saisit. Nous la voudrions plus rapide encore et plus ardente. Il semble que les coureurs, prompts comme l'éclair, ne volent pas assez vite. Nous sommes insatiables. Cependant nos amoureux ne se réveillent point. Ils ont voyagé des heures et des heures pour assister à ce spectacle dont ils se promettaient tant de plaisir. Et ils dorment. C'est absurde. Et c'est charmant.
Un long détour nous ramène au pesage. La course touche à son terme. plusieurs des champions sont hors de combat. Boillot tient toujours la tête, talonné de près par Goux, son frères d'armes. Un suprême élan lui donne enfin la victoire. Mille acclamations l'accueillent.
M. le préfet le félicite. Les accents de La Marseillaise résonnent en son honneur. Sa face souillée revêt une expression de beauté. La fierté l'illumine. L'orgueil du triomphe a rendu toute sa souplesse à ce corps exténué, effacé de ce visage toute trace de fatigue...
Et je songe aux couronnes décernées par la Grèce, notre mère, aux athlètes des Jeux Olympiques. Elle exaltait en eux le splendide épanouissement de l'effort humain. Ces nobles vertus renaissent. Nous aussi, nous avons des héros.
Le bonhomme Chrysale.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 20 juillet 1913.
Nous ne résistâmes pas à la perspective d'une telle ivresse. Aussitôt, nos dispositions sont prises. Il faudra se lever à trois heures du matin, se rendre au point désigné, y devancer la foule, s'y installer confortablement. La ville d'Amiens regorge de visiteurs en quête d'un gîte. Nous y trouvons deux mauvaises chambres, les chambres de l'hôtelier et de sa "dame", qu'ils daignent nous céder, comme s'ils nous accordaient une grâce, et à quel prix! On dîne tant bien que mal. On erre parmi la cité, hier tranquille, aujourd'hui tumultueuse. Dix mille autos s'y heurtent, s'y bousculent. Les sirènes mugissent, les trompettes ronflent. Un bourgeois glorieux a fait adapter à sa voiture une stridente boîte à musique qui glapit le motif de La Veuve Joyeuse. Les passants se retournent... Il est heureux... D'ailleurs, tout le monde rit, bavarde, gesticule à la terrasse des brasseries, en attendant l'événement du lendemain. L'allégresse brille dans les yeux. J'imagine que les habitants de l'Athènes et de la Rome antiques respiraient, à la veille des concours du stade et des combats du cirque, cette même atmosphère de griserie.
- Nous avons déjà un mort, dit le cafetier, souriant, cordial, ravi de répandre cette bonne nouvelle.
Horrible, ce mot, mais bien typique.
Allons nous coucher!...
Nuit agitée. Sommeil coupé de rêves bizarres, de cris d'effrois, de clameurs, de sourds beuglements. Ce sont les bruits de la rue... Réveil à l'aube... toilette sommaire... Départ hâtif... Vers l'entrée du circuit, s'allonge une file interminable de véhicules de tous les styles et de tous les âges, fiacres du dix-neuvième siècle attelés de rossinantes poussives, calèches matrimoniales, le char à banc du cultivateur, le cabriolet du médecin de campagne, la limousine d'hier déjà démodée, le double phaéton de demain, astiqué, verni, doué de la suprême élégance des choses neuves...
Sur les bas côtés de ta route cheminent les piétons, citadins et paysans; ils portent des corbeilles, des cabas, des filets gonflés, d'où émerge le goulot d'une bouteille, le croûton d'un pain doré, les côtes d'un melon fraîchement cueilli; quelques-uns ont des pliants, leurs rhumatismes redoutant l'humidité de la rosée nocturne. A mesure que nous avançons, nous apercevons, campés dans les champs, assis au bord des fossés, la tête coiffée de mouchoirs et de serviettes, les traits tirés par l'insomnie, les premiers arrivants. Ils ont allumé des feux de brindilles et réchauffent à la flamme leurs doigts que le brouillard engourdit. De loin en loin des cantines sont dressées. Des filles en tablier blanc offrent le lait brûlant, le café, le chocolat. Les bols circulent. De gais quolibets s'échangent. Le peuple s'amuse. Il poursuit de gros rires et d'encouragements railleurs un jeune ménage qui trimbale à grand peine le panier familial lourd de provisions... Et ces scènes pittoresques se répètent, s'échelonne à l'infini. De tous les coins du pays, la population est accourue...
Nous voici campés... L'auto remisé dans l'herbe nous sert de tribune... Des sentinelles font évacuer la piste qu'il est expressément défendu désormais de traverser. Nous lions conversation avec nos voisins, des gens aimables, un industriel amiénois, et sa femme, qui, de temps en temps, rentre dans la voiture et se passe sur les joues une houpette de poudre de riz. Plus loin, un couple d'amoureux dort à poings fermés.
Enfin, c'est le moment. Un tonnerre gronde au loin, approche, fond sur nous, s'évanouit.... De minute en minute, une bête de métal, rugissant et bondissante, apparaît, disparaît... On se nomme les hardis pilotes: Guyot, Bablot, Goux, Chassagne, Boillot, le vainqueur présumé, le favori. Chaque quart d'heure ils repassent... Boillot, superbe, courbé sur le volant, a perdu sa casquette; des coulées de sueur et de suie inondent en noircissent la figure de cet être fantastique échappé de l'enfer; ses yeux rayonnent d'énergie et d'espoir... La lutte s'anime. Un vertige nous saisit. Nous la voudrions plus rapide encore et plus ardente. Il semble que les coureurs, prompts comme l'éclair, ne volent pas assez vite. Nous sommes insatiables. Cependant nos amoureux ne se réveillent point. Ils ont voyagé des heures et des heures pour assister à ce spectacle dont ils se promettaient tant de plaisir. Et ils dorment. C'est absurde. Et c'est charmant.
Un long détour nous ramène au pesage. La course touche à son terme. plusieurs des champions sont hors de combat. Boillot tient toujours la tête, talonné de près par Goux, son frères d'armes. Un suprême élan lui donne enfin la victoire. Mille acclamations l'accueillent.
M. le préfet le félicite. Les accents de La Marseillaise résonnent en son honneur. Sa face souillée revêt une expression de beauté. La fierté l'illumine. L'orgueil du triomphe a rendu toute sa souplesse à ce corps exténué, effacé de ce visage toute trace de fatigue...
Et je songe aux couronnes décernées par la Grèce, notre mère, aux athlètes des Jeux Olympiques. Elle exaltait en eux le splendide épanouissement de l'effort humain. Ces nobles vertus renaissent. Nous aussi, nous avons des héros.
Le bonhomme Chrysale.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 20 juillet 1913.
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