La
becquée.
"A
toi Jeanne, à toi: Pierre et Louis auront leur tour. L'écuelle est
grande, et il y en a pour tout le monde."
Et
Jeanne approche son petit bec tout grand ouvert, où la mère
enfourne la soupe, la bonne soupe dont je sens d'ici le fumet.
C'est
ainsi que, dans le chaud duvet de leur nid, les petits oiseaux,
encore sans plumes et laids à faire peur, ouvrent des becs énormes.
Et leur mère y jette la nourriture qu'elle vient de conquérir au
prix de rudes labeurs, peut-être même au péril de sa vie.
Étonnés et
ravis par ce dernier spectacle, certains philosophes ont été
jusqu'à faire le la bête notre égale; ils ont été jusqu'à
s'écrier:"La femelle de l'oiseau vaut la mère de l'homme."
C'est
tout simplement un blasphème, et j'imagine, pour les excuser, que
ces philosophes n'avaient pas connu leur mère.
A
coup sûr, ils ne connaissaient pas le cœur humain.
La
"becquée" n'est qu'un épisode dans la vie de nos mères.
Certes,
pour la gagner, cette becquée nécessaire, il faut parfois qu'elles
travaillent quinze heures par jour, qu'elles se privent de sommeil et
qu'elles "s'ôtent enfin le pain de la bouche" pour le
donner à leurs enfants.
Mais
ce n'est encore rien, et chez nous, race d'élite, la Mère a
d'autres devoirs dont les animaux ne sauraient soupçonner
l'existence.
Nos
mères ont à faire l'éducation de notre âme: elles ont à la
disputer aux vices, aux passions, au mal. Et cela, tous les jours,
toutes les heures, pendant dix ans, pendant vingt ans, toujours.
Quand
le petit oiseau a des plumes, il s'enfuit du nid pour ne plus y
revenir. Il oublie sa mère, et sa mère l'oublie. Ils sont quittes
l'un envers l'autre. C'est fini.
Mais
nos mères, elles, restent jusqu'à leur dernier
souffle. L’œil constamment fixé sur le visage et sur
l'âme de leurs enfants, elles se demandent sans cesse, avec une
constante et admirable angoisse:"Comment vont-ils? Sont-ils
bons? Aiment-ils Dieu?"
Elles
vivent de cet amour; elles en meurent; mais elles continuent là-haut
cette magistrature de leur tendresse, et prient pour nous ce grand
Dieu, dans les bras duquel elles jettent enfin leur fils, nourris,
aimés, sauvés par elles.
Ah!
ne comparez plus la bête et l'homme, ni le nid avec la maison.
Pensez à vos mères, et ne blasphémez pas.
L.
G.
L'Illustré
pour tous, choix de bonnes lectures, 4 octobre 1885.
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