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mercredi 6 janvier 2016

Jardin public.

Jardin public.

Quand le jardin des Tuileries fut achevé de replanter et mis dans l'état où vous le voyez:
"Allons, me dit M. Colbert, aux Tuileries en condamner les portes; il faut conserver ce jardin au roi, et ne pas le laisser ruiner par le peuple, qui, en moins de rien, l'aura gâté entièrement."
La résolution me parut bien rude et fâcheuse pour tout Paris. Quand il fut dans la grande allée, je lui dis:
"Vous ne croiriez pas, monsieur, le respect que tout le monde, jusqu'au plus petit bourgeois, a pour ce jardin. Non-seulement les femmes et les petits enfants ne s'avisent jamais de cueillir aucune fleur, mais même d'y toucher. Ils s'y promènent tous comme des personnes raisonnables: les jardiniers peuvent, monsieur, vous en rendre témoignage. Ce sera une affliction publique de ne plus pouvoir venir ici se promener, surtout à présent que l'on n'entre plus au Luxembourg, ni à l'hôtel de Guise."
- Ce ne sont que des fainéants qui viennent ici, me dit-il.
- Il y vient, lui répondis-je, des personnes qui relèvent de maladie, pour y prendre l'air: on y vient parler d'affaires, de mariages et de toutes choses qui se traient plus convenablement dans un jardin que dans une église, où il faudra à l'avenir se donner rendez-vous. Je suis persuadé, continuai-je, que les jardins des rois ne sont si grands et si spacieux, qu'afin que tous leurs enfants puissent s'y promener.
Il sourit à ce discours, et dans ce même temps la plupart des jardiniers des Tuileries s'étaient présentés devant lui, il leur demanda si le peuple ne faisait pas bien du dégât dans leur jardin.
"Point du tout, monseigneur, répondirent-ils, presque tous en même temps; ils se contentent de s'y promener et de regarder.
- Ces messieurs, repris-je, y trouvent même leur compte, car l'herbe ne croît pas si aisément dans les allées.
M. Colbert fit le tour du jardin, donna ses ordres, et ne parla plus d'en fermer l'entrée à qui que ce soit.

                                                                                                      Charles Perrault, Mémoires.

Dictionnaire encyclopédique des anecdotes, Edmond Guérard, Paris, Firmin-Didot, 1876.

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