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mercredi 6 janvier 2016

Pourquoi les bouillottes sont-elles glaçouillottes?

Pourquoi les bouillottes sont-elles glaçouillottes?


Bredouilly!... Vingt minutes d'arrêt!... Buffet!
- Chouette! m'écriai-je intérieurement.
Et je me précipitai vers le buffet autant pour me sustenter qu'en espoir d'élever légèrement la température de mon pauvre individu.
Car le compartiment d'où je sortais eût été fort capable d'enfoncer, comme réfrigérence, beaucoup de ces glacières qui servent à conserver les produits alimentaires de facile putrescibilité.
Au buffet je trouvai le chef de gare.
- Bonsoir, monsieur le chef de gare, me frottai-je les mains pour les réchauffer, j'espère bien que vous aller changer nos bouillottes.
- Changer vos bouillottes! se récria le fonctionnaire, et pourquoi donc cela? Auriez-vous quelque motif de mécontentement à leur endroit?
- Les bouillottes de votre Compagnie, monsieur le chef de gare, n'ont de la vraie bouillotte que le nom. Et si le mot glaçouillotte était français, ce serait le terme à leur appliquer.
- Je ne suis pas curieux de mon naturel, mais je voudrait bien voir cela. Le contrôle  est facile.
Et nous voilà partis tous les deux.
- Hein!, ne tardai-je pas à triompher.
- Vous avez raison, acquiesça l'homme à casquette galonnée, votre bouillotte ressemble plus à un fragment de banquise qu'à une lave d'éruption récente. Puis il ajouta:
-C'est la température rêvée! Nous la tenons enfin la température rêvée. La voilà bien la température rêvée, la voilà bien!
- Ah! bah! m'écriai-je.
- Vous pensez bien, mon cher monsieur, qu'une Compagnie de chemin de fer un peu occupée comme la nôtre, a d'autres chats à fouetter que de surveiller la température, étonnamment variable, de son matériel roulant. Si on écoutait les voyageurs, il faudrait les chauffer en hiver, les rafraîchir l'été. La satisfaction de toutes ces exigences coûterait fort cher à nos pauvres petits actionnaires chéris. Aussi a-t-on voté, dans notre dernière assemblée l'unification des températures pour toutes les saisons.
-  Je comprends cela, fis-je non sans ironie.
- Non, monsieur, vous ne comprenez pas. Vous croyez me comprendre, mais vous ne comprenez pas.
- Je suis donc un imbécile?
- Parfaitement!... Suivez-moi bien: notre clientèle d'été est infiniment plus intéressante que notre clientèle d'hiver. D'abord, elle est plus nombreuse, et, en conséquence, nous rapporte davantage. Et puis, elle ne voyage pas, le plus souvent, par nécessité. C'est pour son plaisir. Si nous n'étions pas gentils avec elle, nous risquerions de la perdre et de la voir se promener à pied, à bicyclette, en auto.
- Je commence à voir clair.



- Tandis que notre clientèle d'hiver, si elle voyage en railway, c'est qu'elle ne peut pas faire autrement. Alors dans ces conditions, nous serions bien bêtes de nous gêner...
Un coup de sifflet déchirait l'air. Nous partions.
- Allez, me salua le chef de gare, à cet été!
- Sur la glace, ajoutai-je finement.

                                                                                                                          Alphonse Allais.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 29 mars 1908.

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