Translate

mercredi 27 janvier 2016

Les tables d'hôtes de Paris.

Les tables d'hôtes de Paris.

Le nom de table d'hôte, n'est guère qu'une appellation générique sous laquelle nous comprenons tous les pot-au-feu qui se mangent en commun, à heure fixe, avec quiconque en veut sa part, pour un prix qui varie de sept sous à cinq francs. On concevra qu'il nous serait de toute impossibilité, dans ce cadre restreint, d'en esquisser toutes les variétés. Ne nous occupons que des principales.
Il existe, en effet, des espèces d'étables où, pour sept sous (sept sous!), vous pouvez assouvir la faim la plus désordonnée. Gargantua s'y fût repu. J'aime à croire que vous ne vous attendez pas à ce qu'on y mange des perdreaux. Soupe épaisse, pommes de terre frites, eau et pain à discrétion, telles sont les invariables sensualités de ces tables sans nappe.
Et pourtant, si peu friand que soit un tel festin, on doit encore s'émerveiller, non pas qu'il puisse allécher de nombreux appétits (il y a, de par la capitale du monde civilisé, des estomacs si creux, des bras si longtemps croisés, des sueurs si peu lucratives!), mais seulement que l'on puisse s'empoisonner à si bon marché.
Eh quoi! tout cela pour sept sous, pour les sept huitièmes du prix que coûte ailleurs un simple verre d'eau sucrée! Je vous le dis, en vérité, Paris est la ville des miracles. L'hôte de ces tavernes, ou, pour mieux dire, de ces cavernes, doit être un bien grand philanthrope, car je ne lui sais qu'un moyen de ne pas se ruiner à ce faire: c'est que, selon le proverbe, tout en perdant sur chaque convive, il se rattrape sur la quantité.
De sept sous à dix-sept, il n'y a guère que des nuances à signaler. A dix-sept sous, on jouit d'une nappe; c'est une amélioration. A vingt-deux, on a la serviette, et la fourchette en métal d'Alger, voire en argent.
Trois sous de plus, et l'on touche à la frontière du luxe, de ce luxe d'apparence qui brille, mais ne se consomme pas.
A vingt-cinq, en effet, la table d'hôte qui, jusque là, suivant la belle expression de Bossuet, n'avait de nom dans aucune langue, commence à se décorer du titre de "cuisine bourgeoise".
Le principal de la cuisine bourgeoise, c'est l'énorme cornichon, le radis, le sel et le poivre à discrétion, disposés carrément, car la symétrie est déjà de rigueur céans.
L'accessoire, c'est la soupe, le bouilli et deux plats de pommes de terre ou de haricots secs; le tout terminé par un "brie" farineux, et arrosable d'un vrai "mâcon" venu le mois dernier, directement des Grandes-Indes, sous la forme peu liquide et point du tout alcoolique, de bûches de bois rougeâtre.
Le pain est à discrétion. Enfin, il serait injuste de ne pas dire qu'on vous change régulièrement d'assiette à chaque nouveau plat. C'est un hommage que nous nous plaisons à rendre à la vérité.
De trente sous à quarante, la table d'hôte s'élève, en général, jusqu'au surnom de "pension bourgeoise".
Ici la "soupe" devient "potage", et le "bouilli" se surnomme "bœuf". C'est mieux, c'est infiniment mieux. Il y a des traces, dès lors, de civilisation.
La pièce de résistance, le plat "soigné", le centre, le pivot du système culinaire de la "pension bourgeoise", c'est d'ordinaire, le fricandeau: le fricandeau avec ses bribes de lard et son oseille juteuse. Cette prééminence, toutefois, n'est pas invariable. Il est telle "pension bourgeoise" dont le bouilli excelle; telle autre où le rôti domine; telle autre, enfin, que ses vol-au-vent, ses rognons ou quoi que ce soit, ont rendue fort célèbre dans un certain monde.
Il y a un sourire qu'a oublié Lavater, et qui n'a jamais été classé par aucun autre physionomiste: c'est le sourire, en public, des princes, des limonadières, des marchandes de nouveautés et des maîtresses de table d'hôte; sourire artificiel, sourire mécanique; espèce d'enseigne qui n'a rien de commun avec l'intérieur du magasin, autrement dit avec l'état d'âme, et qu'on hisse ou descend sans motif autre que l'opportunité présente.
Regardez une hôtesse: si elle ne vous voit pas, elle est grave et impassible; mais vous voit-elle: crac! la voilà qui sourit, et qui sourirait de même, durant quarante-huit heures, si vous passiez ce temps les yeux fixés sur elle.
Et puis, détournez-vous les yeux: crac! le sourire cesse; l'impassibilité recommence. On dirait d'un sourire à  fil et contre-fil. Mais le plus drôle, ce sont les fractions de sourire, les velléités de sourire, ces millièmes de sourire qu'elle commence pour vous, s'imaginant que vous la fixez, et qu'elle interrompt soudain, en s'apercevant de l'erreur; ou alors qu'elle continue pour votre voisin, si le voisin se prend à la regarder.
Du reste, la "pension bourgeoise" est déjà une de ces gracieusetés que l'on se fait, quelque part, de connaissance à connaissance. On s'offre réciproquement la "pension bourgeoise", comme, autre part, une glace, un coupon de loge, une place dans un tilbury.
- Ah çà! vous dira l'un des habitués, où dînez-vous, aujourd'hui? Allons dîner ensemble dans ma "pension bourgeoise". J'ai justement deux cachets sur moi. On y est très bien, vous verrez! Le bœuf, surtout, y est excellent.
Quelquefois aussi, ce sera d'un extra, d'un plat de choix et d'aventure, qu'il tâchera de vous allécher.
- Venez, venez. Nous avions hier, un civet délicieux. Il en reste sans doute encore un peu pour aujourd'hui. Venez.
Ou bien:
- Allons voyons, laissez-vous tenter. je crois que nous aurons, ce soir, quelque chose de soigné: un pâté qu'on dit devoir être excellent. Venez.
C'est qu'en effet, de temps en temps, pour empêcher le pensionnaire de se blaser, de se lasser, de disparaître, l'hôtesse a soin de raviver son assiduité par quelque friandise extraordinaire. L'annonce s'est fait la veille, et souvent, même, plusieurs jours à l'avance. Cette espèce de programme d'hôtel a, du moins, l'avantage, sur les programmes politiques, que les promesses en sont remplies en quantité toujours, sinon en qualité.
- Monsieur Charles, dit l'hôtesse à son pensionnaire qui part, aura-t-on le plaisir de vous avoir, demain?
- Je ne sais pas, madame. Mais... pourquoi?
- Parce que..., c'est que... il y aura quelque chose!...
Et elle accompagne ces mots d'un petit branlement de tête mystérieux..., à vous faire venir l'eau à la bouche! Je ne parle pas du sourire; le sourire est de rigueur; le sourire ne signifie absolument rien.
- Ah! Ah! répond alors M. Charles, mais comment donc, madame!... Mais certainement!... Mais tout à vous!...

                                                                                                               Louis Desnoyers.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le Dimanche, 6 juillet 1913.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire