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dimanche 31 janvier 2016

Des gens de sport.

Des gens de sport.

Je n'entends pas par là les gens qui, ayant d'autres occupations ou d'autre goûts font aussi du sport par amusement ou par hygiène; je veux parler uniquement de ceux qui ne font que du sport, dont le sport est l'unique but, l'unique raison d'être. Assurément, dans l'ensemble de la population française, cette catégorie est très restreinte; mais, dans le high life, elle tient une importante place, et mérite, à ce titre, de fixer un moment ces graves et frivoles réflexions.
L'homme de sport est généralement peu compliqué. Sa vie est assez sensiblement la même chaque année. Elle se règle toujours selon la saison, favorable ou non à tel ou tel sport. Au nord, l'Ecosse pour la chasse aux grouses; au sud, la Côte d'Azur pour le tir aux pigeons; à l'ouest et au nord, pour le yachting; à l'est, la Suisse pour les courses en montagne et pour les sports d'hiver: tels sont les quatre points cardinaux entre lesquels évolue ordinairement l'homme de sport. Je tiens cependant à mentionner, mais à titre exceptionnel encore, des déplacements plus lointains, tel que Corfou pour la bécasse, la Hongrie pour le perdreau, les Indes pour le tigre. Mais ces chasses raffinées ne sont que le privilège d'un petit nombre.
Comme les gens qui n'ont rien de très sérieux à faire, l'homme de sport est toujours extrêmement occupé. Pour se transporter rapidement à tel ou tel endroit, il lui faut se rendre essentiellement mobilisable. Ainsi que le fameux chasseur à cheval de Maurice Donnay, qui doit être en quelques heures à la frontière, il lui faut avoir son paquetage tout prêt.
Ce paquetage consiste en une quantité d'objets provenant des magasins anglais les plus "chics", ou mieux encore, directement de Londres: malles plates et légères; sacs en peau de porc distingués; nécessaire garni d'objets de toilette et d'accessoires divers en argent ou en matières spéciales qui diminuent le poids; boîtes et étuis à cigarettes ou à double fusil; gaines pour couvertures, cannes, parapluies, clubs de golf, raquettes de tennis. Tout cela est propre, net, reluisant, coquet, exigeant un astiquage sérieux et journalier.
Inutile d'ajouter que le sportsman doit être toujours vêtu à la dernière mode du sport auquel il se livre à l'heure même. Pour cela il lui faut s'adresser à plusieurs tailleurs, car tel qui réussit le costume de chasse à tir est "impossible" pour le costume de chasse à courre, et réciproquement.
Quant à la tenue du soir à emporter dans les déplacements, elle est invariable et peu encombrante: c'est toujours le frac avec gilet blanc et cravate blanche ou, pour l'intimité, le smoking avec gilet de fantaisie ou gilet blanc et cravate noire. Le smoking avec cravate blanche ou le frac avec cravate noire constituent une de ces hérésies qui "coulent" définitivement un homme aux yeux de ses hôtes, de ses coinvités et surtout de la livrée.
En continus rapports avec des gens du monde, l'homme de sport est généralement très correct d'allures et courtois de manières. Actif avant tout, il est peu bavard et assez indifférent à tout ce qui n'est pas le sport, et surtout le ou les sports qu'il pratique. Sur ce terrain, il s'anime et devient intarissable. entre deux hommes de sport différent, la conversation s'épuise assez vite; entre deux hommes de même sport, elle peut se prolonger à l'infini.
L'homme qui triomphe dans un sport arrive rapidement à une situation très enviable et surtout très enviée. On se dispute le "grand fusil"; on s'arrache "la grande raquette". Dans le monde du sport, ces heureux vainqueurs jouissent d'une considération analogue à celle des académiciens dans le monde des lettres.
Sans être pour cela exclusifs, les gens de sport se fréquentent volontiers entre eux. Au sein de la grande famille sportive, des petits groupes se forment dont on peut dire qu'ils "ne s'embêtent pas". L'agrément de la vie étant leur but constant, ils s'unissent pour s'amuser. Parties de campagne, parties de théâtre, dîners au cabaret, cotillons, bridges, thés, tout se succède sans interruption d'un bout de l'année à l'autre.
S'ensuit-il de cela que les gens de sport (et bien entendu, je parle des deux sexes) soient plus heureux que les autres et ne connaissent, ici-bas, que les sentiers éternellement fleuris?
Hélas! comme les camarades, ils ont leur part de chagrins et de douleurs. Pour loger en des corps plus actifs, plus alertes et plus vigoureux, leurs âmes n'en sont pas moins sensibles ni moins vulnérables. Et à ces grandes épreuves d'ordre général, ils joignent les petits ennuis si j'ose dire "professionnels"
Un "grand fusil" est très mortifié quand, dans une battue, il manque un faisan à belle au nez des autres chasseurs; un "golfer" de marque souffre terriblement quand, sur un "tee" de départ, après un "waggie" attentif, il n'est pas maître de son "driver" et rate son "swing". 
Ce sont évidemment là des choses qui nous seraient tout à fait indifférentes à vous et à moi; mais chacun met son amour-propre où il peut, et telle contrariété prend pour nous les proportions d'un malheur qui effleurerait à peine notre voisin.
Oui! les gens de sport ont leurs ambitions, leurs envies, leurs jalousies et leurs déboires, comme les autres hommes, et chaque fois que la vanité humaine est en jeu, c'est à dire presque toujours.

                                                                                                                 Jacques Normand.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 21 septembre 1913.

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