Les réformateurs cocasses.
Il est des gens qui ont la manie de vouloir toujours corriger et sermonner autrui! En notre temps d'indulgence par excellence, d'aucuns disent exagérée, il se trouve quantité de sermonneurs qui veulent faire adopter de force à leurs contemporains leurs idées et leurs façons de juger.
Les réformateurs dont nous allons conter les exploits ont au moins une excuse, qui leur fera beaucoup pardonner: ils sont amusants.
Il y a quelque temps, les Parisiens s'amusèrent fort d'une croisade féminine dirigée par quelques puritaines anglicanes contre les coûteuses exigences de la mode. Quarante ou cinquante jeunes femmes se réunirent au Bois de Boulogne, vêtues de grosse bure maladroitement taillée en formes de jupes et de blouse à la paysanne. Après avoir entonné un cantique réformateur composé contre le luxe, "cousin du péché", elles se mirent en marche sur la capitale, rêvant de convertir à leur mise, en passant, toutes les élégantes de l'avenue du Bois. Leur but était de manifester rue de la Paix, devant les maisons des grands couturiers parisiens. Avouez qu'elles n'étaient pas sans mérite de vouloir affronter la petite armée de Parisiennes que nos architectes des robes emploient dans leurs ateliers!
Des agents survinrent. Et ces dames s'en furent prêcher le salutaire mépris de la dentelle et des fourrures... au commissariat voisin.
Plus grave mésaventure arriva, jadis, sous Henri IV, à un Parisien original qui, lui aussi, voulait combattre le luxe des toilettes de femme. Notre homme, monté sur une borne, haranguait les passants et prenait à parti les vaniteuses petites bourgeoises qui s'approchaient de son prêche.
- Voyez celle-ci, disait-il en désignant du doigt sa victime. Elle veut singer les grandes dames de la cour. Elle porte du drap à six livres l'aune. Et son bonhomme de mari ne mange que des fèves! Tout est en surface chez cette pécore. Elle n'a ni cœur ni esprit d'abandonner sa maison, ses enfants, pour courir les rues à la recherche des compliments des dames! etc.
Le roi Henri trouvait plaisantes les diatribes de cet orateur du pavé. Mais les Parisiennes de la cour se plaignirent à leur souverain, qui ne savait pas résister aux requêtes des dames. Et le moraliste fut mis au silence, dans une tour de la Bastille.
Un réformateur, réformé.
A Philadelphie, il y a quelques années, vivait un réformateur aussi courageux qu'original.
C'était un vieux bonhomme qui avait juré de détruire l'usage du tabac sous toutes ses formes. Et il ne prêchait pas, il agissait. Voici comment.
Levé de grand matin, il s'en allait par les rues, tenant en main sa longue baguette de coudrier. Rencontrait-il un citoyen américain adonné aux douceurs du londres, de la cigarette ou de la pipe, son bâton blanc, léger et preste faisait sauter en l'air les instruments de tabagie. Le fumeur n'y voyait que du feu, quand il ne recevait pas sur le nez, sur les lèvres, quelques parcelles de tabac embrasé!
Quand il découvrait un priseur, l'ennemi de la nicotine suivait sa victime patiemment, attendait la minute où paraîtrait la traditionnelle queue de rat ou la petite boîte en argent qui recèlent la poudre chérie. Un coup sec, de haut en bas! et la tabatière roulait au ruisseau. Il faut dire que le réformateur menait toujours à sa suite, à son insu, deux ou trois filous qui savaient sa manie.
Pour les vieilles femmes du peuple qui puisent la poudre dans leur poche, ce toqué ne se montrait pas moins impitoyable. Son sceptre de coudrier frappait les doigts de la priseuse et parfois... le nez qui aspirait aux coupables plaisirs.
Comme on le pense bien, le réformateur récoltait force horions dans sa lutte contre le tabac. Il tenait campagne à peine une heure par jour, et rentrait chez lui boxé par les fumeurs, griffé par les priseuses.
Un soir que sa baguette avait enlevé la "chique" d'un matelot, notre homme dut se faire transporter à son domicile, souffrant de contusions internes.
Et depuis il se repose de ses batailles, en fumant la pipe pour se distraire.
Mon dimanche, revue populaire illustrée, 31 mai 1903.
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