La man de gorre.
La man de gorre (main de gloire) a joué un grand rôle dans les procès criminels des quatorzième, quinzième et seizième siècles.
Les anciennes coutumes de la ville de Bordeaux nous apprennent que dans le quatorzième siècle, on y punit de mort les voleurs qui pillaient les maisons, où ils s'introduisaient avec une lanterne magique qu'ils plaçaient dans la main desséchée d'un enfant mort avant d'être baptisé ou dans celle d'un pendu, et que la clarté de cette lumière pétrifiait tellement ceux qui la regardaient, qu'ils livraient eux-mêmes tout ce qu'ils possédaient.
"Avingo se, dit l'art. 46, que aucuns malfactors et encatadors foren pris et justiciats, perso que desespelisseben los enfants aubats, et preneben los bras et portaben en la man luz encantasa et entraben dans los hostaus; et vos beyrets et no poyrets mot dise ny personna que vitz la luz ni la man, et que los balharets las claus de vostre argen, et lou lendouman nos sabrets qui se fora esta."
Au seizième siècle, la man de gorre changea de nature: ce ne fut plus qu'une racine magique (la mandragore sans doute), qui donnait la réussite à tout ce qu'entreprenait son heureux possesseur. Le 9 avril 1526, le roi François 1er passa par Bordeaux. Les jurats taxèrent d'office les habitants aisés, afin de faire une somme qui serait offerte à ce prince par la ville pour contribuer à payer la rançon exigée par Charles-Quint, qui l'avait fait prisonnier à la bataille de Pavie. On imposa un boulanger, nommé Guihem Demus, à cinquante écus. Cette taxe, considérable pour un simple artisan, ne fut élevée si haut que parce qu'on accusait Guilhem Demus de posséder une man de gorre à l'aide de laquelle il s'était démesurément enrichi. le boulanger mit 300 écus dans son tablier, alla lui-même les offrir au roi, et dit: "Sire, bous n'abez grandement honouré de m'emplouïer. On m'a demandé cinquante escuts en bostre nom, jé bous en porte trois cents; et si Bostre Majesté en but davantage, j'en ai à bostre service. Bous n'abez qu'à ordonner." Surpris de ce discours, le roi demanda à ceux qui l'entouraient qui était ce brave sujet. On lui apprit que cet homme devait sa fortune à un sortilège, et son offre n'avait rien d'insolite, puisqu'il possédait la man de gorre.
François 1er témoigna à Demus combien la manière dont il avait fait son offrande lui était agréable.
- On prétend, maître, ajouta-t-il, que vous avez une main de gloire?
- Sire, repartit Demus, man de gorre sé lébe matin et se couche tard. Faisant entendre ainsi qu'il ne devait sa fortune qu'à un travail assidu.
On parle encore de la man de gorre dans les faubourgs de Bordeaux, mais suivant une acceptation bien différente de la dernière. Malheur à la servante maladroite qui casse une porcelaine, au conscrit qui tire un mauvais numéro; ils ont la man de gorre: la main de gloire n'est plus que la main malheureuse.
Magasin pittoresque, février 1866.
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