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lundi 23 février 2015

Au couvent d'autrefois.

Au couvent d'autrefois.

Sous le titre "Billets du matin", M. Jules Lemaître, le critique le plus vivant et le plus personnel qui ait paru en France depuis Sainte-Beuve, a publié, il y a quelques années, dans un grand journal du soir, des notes charmantes sur les livres et les mœurs, les gens et les choses. Voici l'une des plus amusantes parmi ces courtes pages:

Par ce temps de lycées de jeunes filles, c'est une joie pour l'esprit que ce journal enfantin où la petite princesse Hélène Massalska nous raconte la vie qu'on menait, de 1772 à 1779, au couvent de l'Abbaye-au-Bois.
C'est dans ce couvent qu'étaient élevées les fillettes les plus nobles de France. Les religieuses aussi appartenaient aux grandes familles. En 1772, l'abbesse s'appelait Mme de Chabrillan, et la maîtresse générale Mme de Rochechouart.
C'était un très noble couvent, vaste et pleins de souvenirs, avec une bibliothèque de seize mille volumes, et partout des tableaux de maîtres. Et c'était un gai couvent, largement ouvert aux bruits du monde, avec une salle de théâtre au bout de l'antique jardin à marronniers et à charmilles. Des artistes de l'Opéra et de la Comédie-Française y donnaient des leçons de danse et de déclamation. Un jour, la petite Hélène y jouait le rôle d'Esther avec cent mille écus de diamants sur son manteau. Continuellement, des dames à paniers, poudrées et haut coiffées, des petites femmes de Watteau et de Lancret s'y promenaient par les cloîtres. Toutes les fêtes de l'église y étaient chômées, et Dieu sait s'il y en avait alors! Et c'étaient, pour un rien, des déjeuners "avec des glaces"
Et le joli programme d'études! Je fais le relevé des heures de travail pour une journée. Je trouve deux heures pour l'écriture, le calcul, la géographie et l'histoire, et quatre heures pour le catéchisme, la danse, le dessin, la musique, le clavecin et la harpe. D'algèbre, de chimie, de physique ou de géologie, pas la moindre trace.
Ces fillettes ne s'en portaient pas plus mal. Bleues, blanches ou rouges, c'est à dire petites, moyennes ou grandes, elles sont singulièrement énergiques et vivaces. Elles ont l'humeur batailleuses et fières. On sent qu'elles ont dans les veines, même à cette époque de décadence de la noblesse, un sang orgueilleux et fort, le sang d'une vieille race de soldats, seigneurs de par l'épée. Elles sont tumultueuses et violentes comme des guerriers francs.
Une fois, pour avoir "rapportée", la petite Hélène est jetée à terre par un croc-en-jambe, et tout le pensionnat lui saute par-dessus le corps en la bourrant de coups de pied. Une autre fois, ce sont des batailles terribles entre les rouges et les bleues, les grandes battant les petites comme plâtre quand elles les rencontrent dans les coins, et les petites déchirant et jetant dans le puits les livres et les cahiers des grandes. Un jour, pour une maîtresse qui déplaît, toutes les pensionnaires, sauf les plus timides, se révoltent, s'emparent des cuisines, y campent deux jours et une nuit, et envoient des parlementaires faire leurs conditions à Mme de Rochechouart. Et celle-ci, grande dame, indulgente aux fiertés et aux violences et qui a, comme les petites révoltées, du sang des vieux barons féodaux sous ses habits de servante du Christ, répond sèchement à une pensionnaire qui n'avait pas été de la conspiration et qui s'en vantait: "Je vous en fais mon compliment."
Toutes ces petites féodales sont aussi des gauloises. Elles font, sur la sœur Saint-Jérôme et sur son confesseur dom Rigoley, qui avaient tous deux la peau fort noire, cette plaisanterie que "si on les mariait ensemble, il en viendrait des taupes et des négrillons". Elles ont, par un soupirail, des conversations avec un marmiton d'un hôtel voisin, qui leur joue de la flûte et qui les appelle par leurs noms: "Hé! d'Aumont! Choiseul! Mortemart!" Et elles s'échappent en espiègleries énormes, comme de mettre de l'encre dans le bénitier, en sorte que les religieuses s'en barbouillent en venant chanter l'office de nuit. Ce qui fit dire à Mme de Rochechouart que certes "le trait était noir".
Ah! les braves petites filles, si saines et si gaies! Elles font bien de rire, et de se dépêcher. Car ces privilégiées sont aussi des sacrifiées. Que nos filles de bourgeois et d'ouvriers ne les envient pas trop!
Ces pensionnaires de la noble abbaye ont des noms illustres, toutes les jouissances de la richesse et de l'orgueil, et notamment le plaisir de se croire pétries d'une autre argile que les "Petites Cordelières", les pensionnaires du couvent bourgeois d'à côté. Mais vraiment, elles payent bien tous ces avantages. Pas de tendresse, pas de vie de famille, jamais; les pères absents; les mères occupées par une vie de parade. Leur famille c'est la caste dont elles sont. C'est pour la conservation et l'honneur de cette caste que leur enfance se passe de caresses, et qu'elles ignorent les libres fiançailles.
Elles sont les victimes superbes de leur nom. A douze ans, on marie Mlle de Bourbonne à un vieux gentilhomme, M. d'Ayaux; puis on la ramène au couvent, où elle pleure chaque fois que son vieux mari la demande au parloir. Le cœur de ces petites est condamné à ne parler qu'après le mariage. Aussi se rattraperont-elles.
Il y a par malheur d'autres sacrifices: celles qui prennent le voile pour conserver à l'aîné de quoi soutenir l'honneur du nom. Mme de Rochechouart elle-même, si sage, si sereine, fond quelquefois en larmes et, pour occuper son imagination, passe des heures à noircir du papier. Mlle de Rastignac, très belle, vingt ans, prononce ses vœux. Au moment où on lui coupe ses longs cheveux blonds, toutes les pensionnaires disent: "Quel dommage!"

                                                                                                      Jules Lemaître
                                                                                                                                 de l'Académie française.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

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