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lundi 9 février 2015

Paris au temps des romantiques.

Paris au temps des romantiques.


Comme commentaires des estampes reproduites, donnons deux pages oubliées empruntées à des chroniqueurs du temps.


Les champs-Elysées et la Place de la Concorde.

L'illumination de la grande allée des Champs-Elysées était admirable: cette double rangée de gros lustres en verres de trois couleurs faisait à la fois un effet magnifique et charmant. On y voyait clair comme en plein jour. La foule était si nombreuse, qu'on ne pouvait faire un pas. Dans les contre-allées, il y avait autant de marchands que d'acheteur, autant de jeux que de joueurs, autant de virtuoses que d'auditeurs; à chaque arbre, une boutique de gâteaux, de joujoux, de bijoux, de tableaux ou de statuettes; la peinture et la statuaire était faibles, l'art avait péniblement hésité entre la nature et l'idéal.



Sur chaque table, il y avait un concert; ici, deux adolescentes, vêtues d'une robe de jaconas rose, coiffées d'une capote rose, s'escrimaient à jouer du violon; là, un jeune homme aveugle jouait du violon; plus loin un vieillard infirme terminait sa carrière en jouant du violon, tandis que deux petits enfants de trois ou quatre ans préludaient aux fêtes de la vie en jouant du violon. Or, tous ces violons, d'âge et de sexe différents, étaient accompagnés par autant de basses et de soi-disant clarinettes, dont l'ardeur n'était jamais en retard: chaque instrument tenait à paraître le digne soutien de la vieillesse et de l'enfance. Quelle harmonie! quelle symphonie! C'était un concert monstre, s'il en fut jamais.
La bière coulait à flots: bière anglaise, bière lyonnaise; l'esprit de concurrence avait passé des fabricants aux consommateurs; des boudins énormes s'enroulaient autour de grands plats comme des serpents fabuleux. On entendait sauter les bouchons, pétiller les lampions et gazouiller les fritures.
Après les ridicules d'été, viennent les supplices de l'été: l'arrosement à la pelle est une calamité que les habitants de la province ignorent, et dont il faut leur faire sentir l'horreur pour les consoler de vivre loin de la capitale. 



Deux fois par jour, à peine la borne-fontaine a laissé couler ses pleurs, qu'un bataillon de portiers, de portières et autres arroseur d'office se précipitent dans la rue, armés de pelles menaçantes. Ils se mettent à l'oeuvre et lancent dans l'espace, en lames vagabondes, l'eau du ruisseau. Cette onde est-elle pure, est-elle boueuse, un teinturier voisin l'a-t-il rougie, un vitrier perfide l'a-t-il jaunie? Peu leur importe, c'est un détail qui ne les regardent pas; on leur dit d'arroser, ils arrosent; on n'exige pas que ce soit avec de l'eau; et les pauvres passants sont inondés des pieds à la tête et de la tête aux pieds alternativement: car, si l'on est près de l'arroseur, on reçoit la soi-disant pelletée d'eau sur les pieds; si l'on est loin de l'arroseur, on la reçoit sur la tête. Adieu bottes vernies, adieu gentils brodequins en taffetas couleur poussière, adieu chapeau gris, adieu capote rose et robe de mousseline blanche à trois volants; vous êtes sortis tout joyeux, pleins de confiance dans ce beau soleil qui vous protégeait, vous ne saviez point que la pelle d'un misérable menaçait votre beauté, c'est à dire votre vie.
En voiture, on n'est pas plus en sûreté; les lames d'eau parviennent là comme ailleurs et, ce qui est plus triste, elles y restent. On est sorti dans une calèche, on revient dans une baignoire, et c'est une voiture peu saine qu'une baignoire à deux chevaux. Les bains involontaires ont toujours été dangereux. Paris n'en est pas moins un séjour charmant, que l'on habite et que l'on quitte avec le plus grand plaisir.

                                                                                           Mme Emile de Girardin.


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Le foyer de l'opéra.

Au premier coup d’œil, ce temple de la volupté n'a rien de très voluptueux. C'est une immense salle qui faisait autrefois, partie de l'hôtel de Choiseul. Autour, de haut en bas, des glaces jadis étamées, des boiseries autrefois blanches et dorées; au fond, le buste en marbre de la Guimard; de distance en distance, des barres rondes en bois, recouvertes de vieux velours rouges, quelques becs de gaz, des banquettes, une table vermoulue; sur cette table, la feuille de présence, embellie d'arabesques et d'autographes inouïs; tel est le foyer de la danse avant que la danse ait fait son apparition, quand elle est encore occupée, dans ses loges, à s'emmailloter, à se teindre de blanc et de rouge. Tel est encore le foyer de la danse les jours d'opéra en cinq actes, jours néfastes, abhorrés, maudits par l'abonné, idolâtre-né du ballet. Le ballet! l'abonné ne rêve que ballet! Grâce au ballet, ce triste et lugubre foyer de la danse s'illumine, se transfigure.
Avec quel bruit, quel entrain, se précipitent vers la feuille de présence, pour signer leur nom, ces flots de figurantes court-vêtues, jeunes et jolies, malgré le rouge et la médisance! Bientôt, elle disparaissent, elles se dispersent vers les steppes du théâtre. Les unes courent parler politique derrière les portants, les autres jouent du télégraphe aux trous de la toile.


Mais, une fois encore, le foyer change de face. Les premiers sujets  paraissent, leur arrosoir à la main. Le foyer leur appartient; elles sont là chez elles; elles en font les honneurs tout en vaquant à leurs exercices. Les premiers sujets entrent posément, elles marchent, leur dignité ne leur permettant pas de courir comme de simples figurantes. Seule, Taglioni vole, c'est plus fort qu'elle. Aussitôt entrées, elles se dirigent, toujours posément, vers la barre, s'y suspendent d'une main, de l'autre versent sur le plancher l'eau de leur arrosoir, frottent leurs chaussons sur le plancher mouillé; puis d'un geste plein d'autorité, elles remettent le susdit arrosoir aux mains de la mère ou de la sœur attachée à leur personne et qui tient leur pelisse.
A l'Opéra, la mère ou la sœur est un membre de rigueur comme l'arrosoir, de pudeur comme le maillot. C'est le dragon des Hespérides, chargé de ne pas veiller sur le trône qui lui est confié. Une danseuse un peu posée ne peut se passer d'une mère, n'importe laquelle: ça rajeunit et ça ne gène pas.

                                                                                                                      Charles de Boigne.

Les annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 12 juillet 1908.


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