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lundi 23 février 2015

Iles anglaises de la Manche.

Iles anglaises de la Manche.

Il y a dans la Manche, à l'entrée de la baie du Mont Saint-Michel, entre le cap de la Hougue en Normandie, et le cap Frébelle en Bretagne, un groupe d'îles que leur situation géographique attache à la France, mais qui depuis le douzième siècle appartiennent à l'Angleterre.
Parmi ces îles, il n'en est guère que trois qui méritent ce nom: Jersey, à 20 kilomètres sud-ouest de la France, et à 120 kilomètres de l'Angleterre; Guernesey, à 40 kilomètres, sud-sud-ouest du cap de la Hougue; Aurigny ou Alderney, entre ce cap et Guernesey, à l'est du phare anglais des Caskets. On remarque, en outre, à l'est de Guernesey, trois îlots: Sark, Herm et Jethon.
Toutes ces îles dépendent pour le spirituel de l'évêché de Winchester en Angleterre.
Jersey, la Cesarea de l'Itinéraire d'Antonin, s'enfonce dans la baie du Mont Saint-Michel, au 49° 7' de latit. septentrionale, et au 4° 26' de longit. occidentale. "C'est un débris de notre primitive histoire, dit Chateaubriand dans ses Mémoires d'Outre-tombe. Les saints venant d'Hibernie (Irlande) et d'Albion, dans l'Armorique, se reposaient à Jersey."


Saint Hélier, solitaire qui donna son nom à la capitale de cette île, fut tué par les Vandales.
S'il faut en croire les historiens locaux, le groupe des îles de la Manche aurait été donné par un des rois mérovingiens, peut être par Childebert 1er, à saint Samson et à saint Magloire, abbé et évêque régionnaire de Bretagne, mort, dit-on, le 24 octobre 575.
Plus tard elle relevèrent du duché de Normandie, et reconnurent pour suzerain le roi de France, jusqu'au règne de Philippe-Auguste. Ce prince ayant cité devant l'assemblée des grands barons (30 mai 1203) Jean sans Terre, roi d'Angleterre et duc de Normandie, qui de sa propre main avait poignardé son neveu Arthur, duc de Bretagne, l'assemblée déclara le roi anglais coupable de parricide, et confisqua toutes ses terres et comtés au profit du roi de France. L'arrêt de confiscation fut aisément mis à exécution sur le continent; mais l'archipel normand suivit la fortune du meurtrier et refusa d'entrer dans la grande communauté française qui déjà, sous l'effort de l'ambition royale, commençait à se former.
Vers 1338, au moment où Edouard III, roi d'Angleterre, envahissait la France, nous nous emparions de Guernesey que l'on ne tardait point à nous reprendre.
Trente ans plus tard, une poignée d'aventuriers français et espagnols opéraient dans cette île une descente qui est restée dans le souvenir des habitants sous le nom de descente des Sarragousais.
En 1404, un corsaire, nommé Penhoët, et qui se prétendait grand amiral de Bretagne ou de France, ravageait les côtes de Jersey.
Dans un rapport adressé en 1781 par le gouverneur de Cherbourg, au cabinet de Versailles, on lit ces remarques derrière lesquelles se cachait peut être la pensée d'une descente sérieuse et régulière: "Jersey et Guernesey font notre désespoir au début de chaque guerre par un corsairage très actif. L'habitude de la mer rend les habitants très-braves; bons tireurs, ils forment un corps de milice bien discipliné, et qui serait en état, presque seul, de repousser l'ennemi descendu. Leur attachement au gouvernement anglais est très-fort et proportionné à leur intérêt. Bons voisins pendant la paix, liés même assez étroitement avec la contrebande qui les enrichit avec les habitants de la côte de Normandie et de Bretagne, ils deviennent très-dangereux en guerre."
Ces considérations ont encore aujourd'hui leur force. La langue française, ou pour mieux dire un jargon mêlé d'anglais et de patois normand, se parle dans les îles de la Manche; mais il est exclu de la conversation, des affaires et de la littérature. Il ne lui reste que les tribunaux, les assemblées politiques et les cérémonies religieuses. En un mot, il n'existe plus, dans les îles normandes qu'à l'état de langage officiel, c'est à dire de langue morte.
Du reste, la société même, dans sa hiérarchie et ses dénominations, est entièrement anglaise. Au sommet figurent les écuyers (squires), que l'on appelle aussi à Guernesey les soixante, du nom d'un club qu'ils ont formé; viennent ensuite les gentilshommes (gentlemen) ou les quarante, puis les sieurs (sirs) , puis les paysans que l'on nomme maîtres (masters).
On y trouve, au même degré qu'en Angleterre, le goût de la viande de boucherie et des liqueurs spiritueuses. On y trouve les mille sectes de l'anglicanisme. Le respect de la coutume et des us féodaux est professé aussi rigoureusement en Jersey et en Guernesey que dans les comtés anglais. Il n'y a que la capitale même de Guernesey dans l'intérieur de laquelle les fils aînés ne reçoivent pas de préciput. Partout ailleurs, on reconnait le droit d'aînesse.
Du reste, plus heureuses que l'Irlande et même que l'Ecosse, dont l'annexion à la couronne d'Angleterre est une suite de la conquête, les îles normandes sont plutôt les alliées que les sujets de la Grande-Bretagne. C'est librement qu'elles ont épousé sa fortune; et, en se détachant de la couronne française, elles ont fait la réserve de tous leurs privilèges, droits, franchises et institutions: aussi, se gouvernent-elles par elles-mêmes et sont-elles chargées de leur propre défense. Les seuls représentants du pouvoir central dans les îles sont le gouverneur militaire, le bailli et le procureur de la couronne, et pour que les lois émanant du parlement britannique puissent être appliquées en Jersey et en Guernesey, il faut qu'elles aient reçue la sanction de l'assemblée des états locaux.
Le bailli est généralement natif du pays et choisi parmi les magistrats. Il préside, par une confusion assez étrange de deux éléments fort distincts, le corps législatif et le corps judiciaire.


En Guernesey, chaque paroisse (il y en a dix) nomme au scrutin cent quatre vingt officiers municipaux que l'on appelle douzeniers. Chaque paroisse a de plus deux constables (maires), élus par ceux de leurs coparoissiens qui sont sujets aux taxes publiques, c'est à dire qui possèdent un immeuble dans l'île ou dans une de ses annexes, Aurigny, Sark, Herm et Jethon, ou une valeur mobilière quelconque, telle que titre de rente, action industrielle, etc., etc;, etc., en quelque pays que ce soit.
Les douzeniers sont élus à vie, les constables pour trois ans. Ces derniers peuvent être réélus une ou deux fois. 
Les vingt constables et les cent quatre-vingt douzeniers réunis aux recteurs des paroisses, au bailli, aux douze juges (jurés justiciers) de la cour royale et au procureur de la couronne, forment un corps de deux cent vingt-deux personnes appelés les Etats électifs, c'est à dire le corps éléctoral.
L'île de Jersey a, comme Guernesey, ses douzeniers et ses Etats.
Ces libertés et privilèges, ces espaces de parlements locaux, cette possession de soi-même qui peut être aurait sauvé l'Irlande, sera-t-elle toujours laissée aux îles anglaises de la Manche? Leur reconnaîtra-t-on longtemps encore la faculté se s'imposer elles-mêmes, et le libre maniement du produit de leurs impositions? Les taxes de la Grande-Bretagne ne viendront-elles jamais restreindre la franchise de leurs ports et la pleine jouissance des avantages que leur assurent la fertilité de leur sol et l'industrie de leurs habitants? C'est ce dont il est permis de douter, surtout si l'on songe que ces îles coûtent annuellement plusieurs millions à l'Angleterre sans lui rien rapporter.
Les exilés politiques ou religieux ont de tout temps trouvé une bienveillante hospitalité dans les îles Guernesey et Jersey.
Chateaubriand aborda Guernesey vers la fin de janvier 1793, lorsque, pour la seconde fois, il quittait la France. Après une courte relâche sur cette île, il s'embarqua pour Jersey. Il était malade alors de la petite vérole. "Tout expirant que je me sentais, écrit-il, je fus charmé de ses bocages."
"A Jersey, dit-il par ailleurs, le printemps conserve toute sa jeunesse. Il pourrait encore s'appeler primevère comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne."
"Jersey est l'île des bannis, ajoute-t-il. Vers 1814, le duc de Berry partit de Londres pour Jersey. Dans cette île où quelques juges de Charles 1er  moururent ignorés, il retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur crime."
La fiction elle-même s'est emparée de Jersey: c'est là que Voltaire, dans la Henriade, fait aborder le Béarnais après un orage; c'est dans une des grottes de cette île, dont toute la côte septentrionale n'est qu'une chaîne de rochers, que le poëte place le solitaire dont les paroles prophétiques révèlent à Henri IV son abjuration prochaine et sa rentrée à Paris.

Magasin pittoresque, juin 1849.

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