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vendredi 20 février 2015

Chronique Roumaine.

Chronique Roumaine.


Il y a quelques mois, le vieux prince Demètre L..., d'une des plus vieilles et des meilleures familles moldaves, nous racontait son premier voyage de Bucharest à Paris, vers 1830. 
A cette époque il n'y avait, bien entendu, ni chemins de fer, ni services de bateaux sur le Danube. A peine quelques routes carrossables. En hiver, il fallait compter avec la neige, au printemps et en automne, avec les inondations, toujours avec les instincts sauvages des populations. Il n'en est plus de même aujourd'hui: grâce à la vapeur, plus de danger ni d'incertitude; on est sur d'arriver, on peut même savoir à quelques minutes près le moment où l'on arrivera. 
C'est ainsi que, certains vendredi du mois d'août, je pus télégraphier à un de mes amis que le surlendemain, à minuit, je serais près de lui, à Bucharest. Le dimanche, à l'heure dite, je me promenais à son bras dans la capitale roumaine, à peine fatigué, un peu étourdi tout au plus de ces cinquante-quatre heures passées dans les confortables wagons de l'Orient-Express.
Le premier aspect de Bucharest n'offre rien de particulièrement intéressant. Aucun monument ancien, aucun vestige du passé. Les maisons, en simili-pierre, ressemblent à celles de Vienne ou de Berlin, et les monuments publics, construits pour la plupart par des architectes français, méritent à peine une courte visite. Là n'est pas l'attrait de la capitale roumaine; il est tout entier dans la rue, où se presse une foule animée et pittoresque, officiers de cavalerie aux vestes d'un pourpre sombre, chasseurs au chapeau de feutre noir semblable à ceux des bersaglieri, paysans entièrement vêtus de blanc, aux larges ceintures garnies de plaques de cuivre, coiffés d'énormes bonnets de fourrure, femmes du peuple aux chemises brodées et pailletées. Ici, un pope aux longs cheveux bouclés, à la haute coiffure cylindrique, s'achemine vers son église dont les dômes bulbeux, recouvert de fer-blanc, étincellent à l'horizon; là, des bohémiennes demi-nues travaillent à une maison en construction.
Un peu plus loin un marchand de vin ambulant verse à boire à des cochers de fiacre aux yeux bridés, aux larges faces imberbes, à la voix grêle. Ces cochers ne sont pas une des moindres curiosités de Bucharest. Russes pour la plupart, ils appartiennent à la secte des Skoptzi, ces radicaux disciples de Malthus, que le gouvernement du Tzar proscrit impitoyablement. Chassés de leur patrie, ils viennent chercher dans les pays voisins un endroit

Où d'être eunuque à l'aise on ait la liberté

Ces farouches ennemis de la paternité forment une corporation puissante et relativement riche. Leurs attelages, en tout cas, sont les mieux tenus et les plus rapides qu'il m'ait été donné de voir dans les différentes capitales européennes. Leur costume est celui des cochers russes: bonnet fourré ou casquette plate, suivant la saison; vaste pelisse de velours retenue à la taille par une ceinture de couleur vive et ornée d'une double rangée de boutons de cuivre ou d'argent.
La température qui, en hiver, atteint aux plus grands froids de la Russie, s'élève quelquefois, en été, à près de quarante degré de chaleur; aussi adopte-t-on, pendant les mois chauds de l'année, les coutumes orientales. La vie active est à peu près suspendue pendant le milieu du jour, et ce n'est que vers quatre heures que la ville commence de nouveau à s'animer. Une foule élégante et joyeuse envahit alors la rue de la Victoire, qui est la principale de Bucharest, et se dirige vers la Chaussée, un parc aux maigres ombrages où le high-life roumain vient chercher un peu de fraîcheur avant le dîner. Là, de longues files d'équipages défilent les unes devant les autres, tandis que dans une contre-allée des cavaliers de tout âge et de tout rang font parader leurs montures, échangeant avec les belles promeneuses soit un salut respectueux, soit un regard discret. Plus d'un rendez-vous s'y donne d'un simple signe de tête, qui aboutira à quelque joyeuse partie dans une des guinguettes qui avoisinent le parc.
Vous n'attendez pas de moi, je l'espère, que je vous parle de la question des Balkans. Les hautes conceptions qui s'y rattachent ne sont guère le fait de notre Revue; j'ai d'ailleurs tant entendu parler de cette question redoutable, et par des personnages si divers, que j'y vois un peu moins clair qu'auparavant. Les aspirations roumaines me semblent d'ailleurs bien simples. Ce courageux petit peuple ne demande qu'à vivre et à conserver l'autonomie qu'il a si vaillamment conquise. Placés entre deux grands empires auxquels il se sent incapable de résister par les armes, il cherche à vivre en bonne intelligence avec tous deux. En cas de guerre européenne, pencherai-il du côté de l'Autriche ou du côté russe? Je ne sais. Son concours, en tout cas, ne serait pas une quantité négligeable; la guerre de 1877 l'a suffisamment prouvé.
Et les Roumaines, me direz-vous? D'autres, plus jeunes, traiteront mieux que moi ce sujet. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que le pays ne manque pas de jolies femmes, et que la vertu n'y est pas plus austère qu'en aucune autre grande ville. On m'a même raconté certaine histoire de demoiselles d'honneur, surprises par un feu de Bengale indiscret, qui m'a rappelé une des plus joyeuses farces de Paul de Kock... ; mais ce sont des Français qui m'ont fait ce récit, et les Français sont si mauvaises langues!
Les scandales, à tout prendre, sont rares, et, quand il s'en produit un, il est vite oublié. Au reste, le divorce, qui fonctionne ici régulièrement et est admis dans toutes les classes de la société, arrange bien des choses, et il est facilement octroyé, que les mauvais ménages n'ont pas d'excuse. Un mari s'aperçoit-il qu'il a cessé de plaire, il se retire, laissant la place à son successeur. La jolie princesse X... s'aperçoit qu'elle a une inclination irrésistible pour un jeune secrétaire d'ambassade: obligeamment elle en prévient le prince; deux mois après, elle est devenue la légitime épouse du diplomate. Le nouveau mari fait bon accueil à l'ancien et lui garde une place à sa table. Le riche banquier Y..., sans égards pour sa femme, s'est à moitié ruiné pour une maîtresse, mariée elle-même à un petit employé. Un double divorce émancipe les deux ménages, et le financier, devenu libre, épouse celle qui lui a coûté si cher, trouvant ainsi un excellent moyen de "rentrer dans son argent".
Laissons les philosophes austères disserter sur l'immoralité de pareils "arrangements". Pour nous, il y a du bon dans cette façon d'envisager les choses. Ainsi compris, l'adultère n'est plus qu'un incident, le plus souvent bouffon, et où celui-là seul a le dernier mot qui sait mettre les rieurs de son côté. Cela ne vaut-il pas mieux que l'impitoyable "tue-la" de notre Alexandre Dumas?

                                                                                                                       O. RUS.

Revue illustrée, 1889.

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