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vendredi 13 février 2015

Le dimanche du paysan.

Le dimanche du paysan
                   en Alsace.



Pour nous autres, hommes sédentaires et immobiles, qui avons fait de notre cerveau la seule partie active de notre être, qui manions incessamment les livres comme nos uniques instruments de travail, le dimanche peut être relativement un jour de repos, mais il n'a pas un caractère exceptionnel qui le mette tout à fait à part des autres jours de la semaine. Nos habitudes, qui s'y continuent, le réduisent au niveau commun. Etre assis, c'est notre attitude normale; lire, c'est notre régime quotidien, c'est notre manière de vivre.
Il n'en est pas ainsi de l'homme adonné aux travaux manuels. Pour l'ouvrier, et surtout pour le travailleur de la campagne, le dimanche se distingue absolument du reste de la semaine. Ce jour-là, il ne fait rien de ce qu'il a fait la veille, et ce qu'il fait, il n'en fera plus rien le lendemain. Il est pour ainsi dire, transporté dans un autre monde.
Quand il s'éveille aux premières lueurs de l'aube et que, se rappelant soudain que c'est dimanche, il retarde de quelques minutes son lever, il éprouve un sentiment de bien-être inexprimable. Il se donne le temps d'écouter, de regarder. Ce matin-là seulement, il entend de son lit chanter les coqs de sa basse-cour; il voit les rayons d'or du soleil entrer dans sa chambre; le plus frais parterre de fleurs ne lui semblerait pas si riant que les bouquets fanés du vieux papier de tenture.
Regardez-le: il est tout à fait un autre homme. Il n'a mis aucun de ses habits de tous les jours; sa femme les a fait disparaître la veille au soir après qu'il s'était couché. La blouse bleue, le pantalon encroûté de la boue du sillon, sont relégués au porte-manteau. Les sabots sont sous le hangar avec la charrue et la pioche qui se reposent. Il a des bottes, un gilet, de vrais habits de bourgeois. Peut-être n'achèvera-t-il pas tout de suite sa toilette et restera-t-il en manches de chemise, mais la grosse toile est si blanche qu'on est pas offensé de la voir; d'ailleurs, la redingote est là, toute prête, sur le dos d'une chaise.
Ainsi endimanché, il va, il vient sans se presser; il prend ses aises; il traîne ses mouvements, comme s'il y trouvait plaisir. On le voit, à plusieurs reprises, sur le pas de sa porte, regardant le coq du clocher et cherchant d'où vient le vent. Le service divin est l'événement qui remplit sa matinée: avant que la cloche de l'église ait fini de sonner, il est assis ou plutôt il siège sur son banc; il chante les psaumes, satisfait de mêler sa voix aux autres voix, d'être pour quelque chose dans la seule harmonie qui frappe jamais son oreille; mais le sermon est le principal intérêt de la cérémonie: il écoute, attentif, flatté; c'est à lui que s'adresse le prédicateur, c'est pour lui qu'il prend la peine de dire ces choses si savantes. Et puis n'est-ce pas là seulement qu'il entend parler de Dieu, du ciel, de l'éternité, ces mots qui ont un écho secret dans tout cœur d'homme?
L'après-midi lui tient encore en réserve de longues heures, mais il n'en est pas embarrassé. Que fera-t-il? Sortir ne te tente guère, lui qui est toujours dehors: la campagne est son atelier; le ciel est le plafond, tantôt brûlant, tantôt glacé, qu'il voit tous les jours au-dessus de sa tête. Ce qu'il a pour lui de plus nouveau et de plus désirable, c'est sa maison, son intérieur.
Aussi, le voilà sur une chaise, correctement assis, le dos collé au dossier, les deux jambes posant sur le plancher, et un livre sur ses genoux; il est là, au milieu de la chambre, comme en cérémonie: il semble dépaysé dans cette commode attitude et dans ce doux loisir. Sa femme, libre enfin des soins du ménage et parée aussi en l'honneur du dimanche, vient le rejoindre; elle s'installe en face de lui, avec un air de béatitude étonnée: ils ont l'air de se faire une visite l'un à l'autre.


Quel livre lit-il avec ce recueillement respectueux? La Bible, un almanach ou un vieux traité d'agriculture? Je ne sais; mais quel que soit le livre, il y croit, il l'admire, il fait son profit de chaque mot: ce ne serait pas imprimé si ce n'était pas vrai. Plus tard, dans quinze jours ou dans un an, devisant avec un voisin sur quelque méthode de culture, il dira d'un ton d'autorité, à l'appui de son opinion: "J'en suis sûr, car le l'ai lu dernièrement dans un livre."
Elles passent vite les heures que l'on aime et que l'on voudrait retenir. Déjà la journée approche de sa fin, le livre a repris sa place sur la planche à côté des paquets de graines séchées, et le lecteur, voyant la nuit venir, songe aux rudes travaux du lendemain, aux fatigues de la semaine qui s'avance; mais par delà cette semaine, il aperçoit un autre dimanche qui lui apparaît serein et lumineux, qui lui permet de nouveaux délices.

Magasin pittoresque, août 1866.

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