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mardi 10 février 2015

Peut-on blanchir les nègres?

Peut-on blanchir les nègres?

La question prête à des plaisanteries d'un goût douteux, et quelque peu vieillot que nous nous permettons bien d'éviter. Mais il est incontestable qu'elle a préoccupé dès longtemps des esprits fort sérieux, surtout aux Etats-Unis, où les préjugés de couleur ont donné naissance à une crise sociale dont personne ne pourrait prédire le dénouement.
On ne saurait nier que la solution du Color Problem serait en bonne voie s'il devenait possible de "blanchir les nègres". Certes, il resterait à décrépir leurs cheveux, et surtout à ajouter quelques cellules nerveuses à leur cerveau, notoirement moins pesant que le cerveau de la race rivale, et moins riche en matière grise et en matière blanche.
Mais le conducteur d'un tramway hésiterait à jeter an bas de son véhicule un passager dont l'épiderme aurait subi un blanchiment appréciable. Même si les cheveux et les traits ébranlaient sa première impression, il n'oserait pas traiter le suspect avec cette brutalité qui, dans les Etats du Sud, est de mise envers les noirs, quel que soit leur rang social ou leur degré d'éducation.
Un vieux docteur de Philadelphie croit avoir trouvé ce grand secret. On sait que les rayons X jouissent de la propriété de détruire la matière colorante de la peau. Se basant sur un phénomène dûment constaté, le praticien se livra à une série d'expériences qui, commencées voici bientôt sept ans, lui donnèrent assez de résultats pour qu'il ne craignit pas d'ouvrir un institute, ou clinique, où la clientèle ne tarda pas à affluer.


Tout d'abord, il ne s'était pas spécialisé dans le bleaching des nègres: il accueillait les patients souffrant de "taches de vin" et autres colorations anormales. Mais les résultats obtenus avec un nègre adulte dont il avait réussi à décolorer sensiblement le visage, après une trentaine de séances, lui révélaient sa véritable vocation: sa clinique deviendrait le point de mire, le suprême espoir de tout nègre (et cette catégorie est nombreuse) ambitieux de se distinguer de ses congénères en exhibant une pâleur de bonne compagnie!
N'assumons pas la responsabilité de déclarer que l'inventeur possède le secret de décolorer les nègres: il l'affirme, certes, mais sans apporter à l'appui de ses prétentions les conclusions d'experts dont la sincérité serait au-dessus de tout soupçon. Et nous devons nous méfier en principe de ces certificats de docteurs, ou soi-disant tels, dont la publicité sait tirer le meilleur parti.
Mais des témoins dignes de foi affirment qu'ils assistèrent, dans le cabinet du praticien, à une longue suite d'expériences, et qu'ils virent de leurs yeux s'opérer la lente décoloration de plusieurs nègres. Dès la dixième séance d'exposition aux rayons X, le teint très foncé d'Africains pur sang, de nègres nouères, comme dirait un paysan de la Martinique, tournait déjà au marron clair. En prolongeant le traitement, le docteur obtenait chez ses patients une teinte olivâtre. Avec certains sujets, il aurait même obtenu la matité qui caractérise le créole de pure race blanche. Enfin, en multipliant les expositions jusqu'à la limite permise par la force du sujet, il serait parvenu à décolorer complètement la peau par places, et a substituer au brun foncé une teinte que les témoins définissent par ces mots: un blanc maladif.


Comme nous le disions plus haut, cette question de la décoloration des nègres a de lointains et nombreux antécédents. Aux Antilles, tout charlatan qui connaît son métier amasse rapidement une grosse fortune en vendant aux nègres, qui peuvent y mettre le prix, des onguents au pouvoir magique qui ne leur laisseront rien à envier aux blancs, quant à la teinte de l'épiderme. Ces marchands d'orviétan ont toujours pour compagnon, et pour compère, un nègre albinos prêt à jurer sous serment qu'il doit sa pâleur à l'emploi de la merveilleuse pommade. Il est à peine besoin d'ajouter que ces bienfaiteurs de la race noire ne prolongent pas leur séjour dans la ville où ils purent écouler leurs petits pots de vaseline.
Mais la crédulité de ces pauvres gens est à ce point profonde que la duperie est vite oubliée, et que le premier charlatan qui vient leur promettre de les "rendre blancs" ou de décrépir leurs cheveux, est accueilli comme un sauveur.
On croit généralement que les nègres ont leur propre idéal de beauté physique, qu'ils préfèrent leur idéal au nôtre, et que rien ne leur semble plus laid qu'une peau blanche et qu'une chevelure lisse. J'ai eu lieu de remarquer qu'en effet, l'observation s'applique à toutes les populations noires qui ne sont jamais entrées en contact avec la race blanche.
Dans ce cas, un individu tirera vanité de son maximum de coloration, qui, réellement, sera un indice de la pureté de sa race. A ses yeux, un compatriote au teint plus ou moins éclairci apparaîtra comme un malade, un dégénéré.
Mais que le contact se produise entre les deux races, et voilà l'idéal à terre. Le "nègre-noir" qui se vantait d'être le plus foncé des enfants des hommes, constatera le brutal évanouissement de son prestige, et s'entendra traité de "nègre-diable", de houngah, de mangeur de chair humaine par ses concitoyens désabusés. Le nègre pâle, lui, prendra sa revanche. Et pour peu qu'un peignage assidu allonge de quelques centimètres sa tignasse laineuse, il se hasardera bientôt à proclamer qu'il compte un blanc parmi ses ancêtres!

                                                                                                             V. Forbin.

La Nature, premier semestre 1908.

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